Un dernier livre avant la fin du monde WebZine Littéraire
D503 est mathématicien. Il vit dans le monde d’après la guerre de Deux Cents ans. Afin d’assurer le bonheur des citoyens et la pérennité de la société, l’Harmonie est de mise dans l’État Unique, sous l’œil bienveillant du Bienfaiteur. Et comme le bonheur est simple comme une belle équation, le quotidien est réglé au cordeau suivant les Tables, qui rythment les journées: lever, travail, promenades, Heures Personnelles, rien n’est laissé au hasard. Ici la musique est mathématique et l’intimité un vilain mot. Il est tellement plus simple de planifier à l’avance les jours sexuels, de les organiser et de présenter, le moment venu, le petit ticket rose au concierge pour récupérer les rideaux qui jetteront un voile de discrétion et de pudeur sur ces quelques minutes, nous ne sommes pas des bêtes quand même. En dehors, quel besoin d’intimité? Ici tout est vitré, car personne n’a rien à cacher. Tout le monde évolue dans la lumière lointaine et protégée du soleil, comme un seul homme, un seul individu, quasiment unique et indivisible, sauf au moment des Heures Personnelles, mais le problème finira bien par être résolu. On ne saura jamais vraiment ce qui s’est passé lors de la guerre de Deux Cents Ans qui a conduit à cette société logarithmée comme une horloge, où la seule imagination folle serait de passer trop de temps à chercher la racine carrée de 1. Mais revenons à notre D503. Mathématicien, il est la clef de voûte du plus grand projet mis en place par l’État Unique depuis la construction du Mur Vert et la mise en place des Tables des Heures: il a crée l’Intégral, un vaisseau spatial qui doit « soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres inconnus, habitants d’autres planètes, qui se trouvent peutêtre encore à l’état sauvage de liberté ». Une mission on ne peut plus importante pour laquelle D503 s’investit corps et âme (si tant est qu’elle existe). Afin de garder trace de ce moment historique et pour laisser un témoignage aux générations futures et à ces habitants d’autres mondes, il décrit la vie quotidienne sous la dictature éclairée du Bienfaiteur, cette mécanique rodée et si fluide, si parfaitement mathématique. Mais un jour D503 va croiser I330, le grain de sable qui pourrait bien enrayer l’engrenage…
Écrit en 1920, Nous autres est le roman qui a inspiré les plus grands classiques d’anticipation et de dystopie des années suivantes. Indéniablement on retrouve les gènes de Zamiatine dans Le meilleur des mondes d’Huxley, sorti 12 ans plus tard, et bien sûr 1984 d’Orwell, publié en 1949. Eugène Zamiatine (Evgueni de son joli petit nom russe) met en scène un état totalitaire instaurant l’ordre et la norme dans l’annihilation de l’individualité et le sacrifice (qui n’est bien évidemment pas perçu comme tel) de chacun au bien commun. Soutien de la révolution bolchévique, Zamiatine quittera le parti en 1917, inquiet de la dérive totalitaire qu’il prendra. Il souligne dans son roman la vanité de ces mouvements révolutionnaires qui, allant à l’encontre de leur dénomination, se posent comme le dernier mouvement, celui qui instaurera la stabilité en répondant à un besoin immédiat, mais qui s’enferment dans ces moments fixes de lutte pour ne pas voir la nécessité vitale qu’ont les sociétés d’avancer et de vivre, avec ou sans eux.
Interdit pendant longtemps en URSS, aujourd’hui souvent oublié derrière ses illustres descendants, Nous autres est un texte non seulement très intéressant par son engagement et son influence dans la littérature d’anticipation, mais aussi passionnant, efficace, rythmé et terrifiant. Un petit bijou toujours aussi inquiétant!
L’Imaginaire Gallimard
215 pages
Marcelline
