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Fabiano Alborghetti – La rive opposée (dix ans plus tard)

Ouvrir l’espace poétique pour accueillir puis transmettre la parole de ceux qui viennent d’ailleurs, donner à voir, tel est le dessein de Fabiano Alborghetti et de son recueil La rive opposée, paru aux éditions d’en bas.

Et où d’autre crois-tu que ma présence soit possible
si même ma terre s’y oppose ? Il ne reste rien d’autre
 que l’effacement répétait-il, une manière d’être présent

même sans endroit.[…]

(Nijazim, 22 ans, Priboj, Serbie)

Ils sont invisibles à nos yeux, occultés par l’identité de migrants, de sans-papiers, de clandestins (quel que soit le champ sémantique qu’on utilise), avec laquelle on a bien voulu les marquer.

Jetés sur le chemin de l’exil, ils tentent de vivre, hantés par un sentiment de perte (sentiment prégnant dans le texte qui s’ouvre et se ferme sur l’idée de la soustraction). Ils viennent de Bosnie-Herzégovine, du Kosovo, du Maroc, de Serbie, du Congo, de Roumanie… Ils concilient comme ils le peuvent présent et mémoire. Une mémoire trop souvent entachée des pires violences, un présent fait de privations. Privation de la présence de leurs proches, privation matérielle, privation de parole, privation d’intimité, privation de dignité, privation du droit d’exister aux yeux des autres.

Dans les poèmes de La rive opposée, ils disent un bout de leur histoire, de ce qui les a menés en Italie, du voyage, du quotidien. Une façon pour le poète de leur rendre leur véritable identité, de rappeler une évidence incontestable mais tant oubliée (ou volontairement ignorée) qu’il est nécessaire de la rappeler  avec force : il y a un humain, un vécu, une vie, une mémoire en chaque « sans-papiers ».

les mêmes modalités de faim et de perte
se répétaient, jour après jour
se répétaient avec toute la précision d’un dessein contraire

mais personne ne disait condamnés :
plutôt en transit
encore en vie

alors que le temps change, ou le nuage, ou bien le siècle…

(Halil, 31 ans, Potoci, Bosnie-Herzégovine)

Fabiano Alborghetti a vécu trois ans, au début des années 2000, avec des migrants clandestins. Il a partagé leur quotidien : les files d’attente sans fin pour obtenir des papiers, les recherches de boulots, la misère, l’illégalité, mais aussi les joies, les repas, les fêtes. Il a recueilli leurs témoignages, pour former un recueil poétique inspiré de Spoon River Anthology, dans lequel les fantômes d’une petite ville d’Illinois racontent tour à tour un peu de leur passé.

Même chose dans La rive opposée, où chaque poème est porté par une voix, par une histoire. Mais, cette fois c’est bien de vivants qu’il s’agit, et pas de fantômes. De vivants qui semblent pourtant n’avoir pas plus de poids que des spectres dans nos sociétés.

En file. En file
le long du destin jusqu’aux montagnes : ne se retrancher
 à sa terre que pour sa peau, cela résumait le mobile

le convoi. Personnes à pied sans autre gardien
que la mémoire, un coup d’œil en arrière pour délaver le chemin parcouru.
Et chacun de répéter en silence :

de la perte présente à la trame à venir, nous, nous sommes où ?

(Davor, 52 ans, Pristina, Serbie)

L’ensemble, composé  de ces fragments de destins, dessine la trajectoire de leur vie, et en creux  l’histoire de leur pays. Puis enfin celle d’une époque, la nôtre.

Fabiano Alborghetti compose ce recueil de poèmes dans une première version que, dix ans plus tard, il décide de remanier. Il change certains textes, ajoute des vers, en éclairci le sens, sans pour autant toucher à la structure générale. S’apercevant que les noms comme les lieux commencent à s’effacer, il s’engage dans une lutte contre l’oubli et part à la recherche des personnes à qui il a parlé. Il retrouve pour presque chaque texte celui ou celle qui en est la voix et dont le nom accompagne dorénavant les poèmes. C’est donc cette seconde version qui est publiée aux éditions d’en bas.

Force est de constater, comme le dit le poète dans sa préface, qu’en dix ans rien n’a changé. Nombreux sont ceux qui tentent encore, au péril de leur vie, d’atteindre cette rive opposée, dans l’espoir d’une vie meilleure et qui restent invisibles, inaudibles. Et puisque l’on peine à leur donner la parole, le langage poétique devient un moyen de porter la complexité des expériences et des émotions, et peut-être le seul vecteur assez puissant pour “se frayer un passage entre le silence et le discours”¹.

Toujours avec une très belle retenue et une grande dignité, la langue de Fabiano Alborghetti se déploie bien au-dessus des considérations économiques, politiques, pour toucher à l’essence même du long chemin de l’exil.

Les trois parties qui composent le recueil abordent le départ et esquissent ses raisons (« alors que le temps change, ou le nuage, ou bien le siècle »), le voyage, l’arrivée (« le présent qui nous reste »), la tentative de (re)construction de leur vie, de leur identité (“La rive opposée”).

Sans effusion d’aucune sorte, sans la moindre trace de moralisme, Fabiano Alborghetti use d’une écriture à la rythmique extrêmement travaillée et au langage fermement ancré dans le réel, presque dépouillé, qui s’efface devant la portée du propos. La violence, la guerre, la misère, le deuil, le rejet sont éprouvés avec force, justement parce qu’ils sont absolument dépourvus de misérabilisme.

Alors que chaque voix nous ouvre des paysages intérieurs, complexes et vrais, le propos du poète prend tout son sens : des hommes et des femmes nous parlent de l’histoire qui est la leur et de l’histoire qui doit être la nôtre. Et pour qu’ils ne soient plus niés, le pont est ainsi lancé entre les rives opposées.

[…] il ouvrait les mots, dressait la liste des lointains.

Telle est la vie du transfuge
disait-il : sans lieu précis auquel appartenir
et trop dans le regard

sur quoi s’arrêter…

(Shawqi, 21 ans, Tamanar, Maroc)

 

 

Fabiano Alborghetti – La rive opposéeédition bilingue – traduction de l’italien par Thierry Gillyboeuf

Les éditions d’en bas

168 pages

¹ – Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience

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Chroniqueuse

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