En froid avec sa famille depuis plusieurs années, Remigio est brusquement rappelé auprès d’elle suite à un courrier alarmant… Le jeune homme a juste le temps de retourner à son village natal pour veiller son père sur son lit de mort : et c’est ainsi que, sans adieu ni paroles de réconciliation, le vieux Giacomo s’éteint. Il laisse derrière lui femme et maîtresse, plusieurs hectares de terres prospères aux abords de Sienne et surtout l’absence cuisante d’un testament écrit.
Naïf et inexpérimenté, son fils va alors devenir à son tour maître du domaine de la Cusiccia, mais également la cible de toutes les médisances. Cet héritage s’avère être aussi gigantesque que friable, tel un colosse aux pieds d’argiles.
Sous la plume de Federigo Tozzi, la Toscane du début du XXe siècle se déploie avec douceur et sensualité, au rythme d’un drame familial et humain. Car au cœur de cette campagne paisible, la roue de la fatalité est en marche, écrasante et irrévocable. Héritier malgré lui, Remigio ne connaît rien ni à la gestion d’ouvriers agricoles ni à celle de terres paysannes, et son manque cuisant d’expérience va le placer en très mauvaise posture.
“Alors, le petit veau sauta une haie, au ras de l’auvent, pour aller s’ébattre à travers le domaine. Il s’arrêtait le long des rangées de vigne ; il flairait les pampres comme s’il avait voulu n’en faire qu’une bouchée ; mais, après avoir fait mine de s’arrêter, il recommençait à gambader, brisant et piétinant les pieds de sorghos laissés en terre afin d’en obtenir des semences. Ses yeux scintillaient ; et il dressait la queue, allongée et bien en ordre.”
Avocats véreux, propriétaires jaloux, employés voleurs et femmes médisantes forment une ronde infernale et cynique autour de Remigio, qui ne voit pas le bourbier dans lequel il s’enfonce petit à petit. Et nous, lectrices et lecteurs, nous ne pouvons qu’assister, impuissant·es, aux malheurs qui l’assaillent constamment. Dans Le Domaine l’animosité humaine s’insinue de toutes parts, et les mains tendues y sont bien trop rares et souvent traitres. C’est la loi du chacun·e pour soi, où les protagonistes sont transporté·es par l’aigreur et la folie de l’argent ; dévoilant leurs véritables visages en conspirant et défendant leurs propres intérêts au détriment du bon sens.
“Un matin, afin de ne pas pleurer, Remigio sorti de chez lui ; et, deux ou trois heures durant, il fit mille choses. Il empila du bois, nettoya certains petits cagibis où étaient rangés les soufflets avec lesquels on sulfatait, les boisseaux, les sacs et les arrosoirs ; puis, il descendit au cellier, racler la moisissure des tonneaux, changer les bouchons de liège vieillis, ôter les toiles d’araignées des poutres, il reinça les flasques, répara et rangea le bouge-bouteilles, jeta dehors les objets inutilisables : balayettes de sorgho usées, bouchons hors d’usage, chiffons, bouteilles au verre fêlé et autres tampon d’étoupes effilochés.”
Mais cet océan de méchanceté est éclairé par les descriptions de Federigo Tozzi, l’attention presque amoureuse qu’il porte aux reliefs toscans : la nature s’y épanouit au fil des saisons. Tour à tour brutale et généreuse, elle semble néanmoins être la seule éclaircie dans le paysage morose de Remigio, l’unique moteur qui le pousse à ne pas baisser les bras et à tenter de renouer avec ses racines, malgré leur friabilité repoussante. Mais la vie est bien âpre pour les rêveur·ses…
Fable agricole douce amère, Le Domaine possède une ambiance contrastée, pesante et lumineuse, qui est portée par l’écriture obsédante de Federigo Tozzi.
“Les deux femmes comprirent qu’il parlait des huit mille lire de Remigio ; et pour la première fois, Giulia fut traversée par une pensée qui ressemblait à de l’amour ; pour la première fois, leurs yeux se comprirent pleinement.”
Éditions La Baconnière
Traduit de l’italien par Philippe Di Meo
222 pages
Caroline