Tout commence par une journée d’anniversaire particulière où Florence, mère divorcée, se rend à l’église avec le reste de sa famille. Déprimée et lessivée par son train-train quotidien, elle mène une vie qui lui pèse chaque jour un peu plus. Sans oublier que cela fait deux ans de cela qu’elle a arrêté de participer aux jeux de rôle, activité qu’elle pratiquait depuis de nombreuses années et qui représentait une importante partie de son existence et de ses souvenirs.
Mais voilà qu’en ce jour de célébration des 70 ans de sacerdoce de l’Oncle M., lors de la messe où tout l’entourage très pieux de l’auteure est présent, celle-ci va entamer un tournant aussi brusque qu’inattendu dans sa vie.
Florence décide de donner vie à Cigish, personnage qu’elle incarnait durant ces sessions de JDR dont elle est si nostalgique. Fini la gentille maman fatiguée, terminé la prof de dessin sympa, maintenant elle sera un nain du Mordor, necromancien-prophète-astrologue. Elle suivra sa fiche personnage à 200%. Elle sera le Mal!
C’est ainsi que commence l’écriture de saynètes publiées régulièrement sur son blog Cigish et le sacrilège, où F.Dupré la Tour navigue entre la fiction et l’autobiographie en se mettant totalement à nu. Elle y explique ses doutes sur la religion dans laquelle elle baigne depuis toute petite et qu’elle a accepté sans jamais vraiment s’interroger des raisons de ses croyances, les préjugés sur les rôlistes que l’on perçoit souvent comme des gens tordus et parfois un peu cinglés, et nous dévoile même le milieu de l’édition et le travail d’auteur de bd sans aucun tabou. Aucune limite pour Florence-Cigish, qui n’hésite pas à incendier les éditeurs, se moquer des fans du neuvième art et qui taille un sacré costume au festival d’Angoulême et à ses visiteurs.
Mais là où l’auteure frappe très très fort, en plus de sa thématique et de son support originaux, c’est qu’elle va s’approprier les armes du web sur lequel elle publie ses planches en incluant les personnes qui commentent et même les trolls dans son quotidien, à travers sa bd.
En effet, cette autobiographie ne se contente pas d’évoquer des faits passés mais se construit au jour le jour. A la manière d’un jeu de rôle grandeur nature, Florence invite ses lecteurs à suivre le cours de sa vie mais aussi à l’influencer, en bien comme en mal.
Au cours de la lecture de Cigish ou le Maitre de Je, un malaise s’instaure parfois, car les repères sont si habillement brouillés que l’on ne sait réellement plus si ce qu’on lit est la réalité ou le délire fantasmé de Cigish. L’auteure se met dans des situations impossibles, poussée par le désir d’incarner à fond son personnage malveillant, jusqu’à parfois frôler le point de non retour. Et elle ne s’en cache pas dans ce roman graphique d’un genre nouveau, au contraire elle s’en délecte même.
Mais par le biais des réactions engendrées par ses actes, elle dénonce également la perfidie malsaine du net et des gens qui y gravitent. Car les commentaires sont aussi bien élogieux qu’incendiaires, et parfois poussent Florence à aller encore plus loin pour le plaisir du spectacle, en oubliant qu’elle est bel et bien un être humain et non pas simplement une fiction sans âme. Les actes, les paroles, tout ceci semble bien loin à travers un écran, la prise de conscience est absente et seul demeure le penchant de l’Homme pour le scandale.On y apprend aussi beaucoup sur le jeu de rôle et les personnes qui en sont passionnées et qui sont souvent perçues comme des geeks insupportables ou des no-lifes totalement déconnectés de la réalité. A travers ces relations contradictoires entre vie concrète et vie rêvée, aventure et routine, on découvre une facette d’un univers encerclé par de nombreux préjugés et ce en totale immersion à travers les yeux de l’auteure.
Entre escroquerie-web parfaitement menée, auto-trolling et autobiographie moderne et agressive, Cigish ou le Maitre du Je sort décidément des sentiers battus. A travers cet essai existentiel, Florence Dupré la Tour a littéralement donné naissance à un nouveau genre dans le monde de la bande-dessinée. Un bouquin ovni parfois scandaleux, parfois touchant mais toujours avec un côté très humain dissimulé derrière le masque grimaçant d’un nain du Mordor un peu fêlé.
Editions Ankama, label 619
304 pages
Caroline