À l’occasion de la sortie de Format Américain – l’intégrale, regroupant les titres de la collection dirigée par Juliette Valéry, au sein de l’association Un bureau sur l’atlantique dirigée par Emmanuel Hocquard, nous avons posés trois questions à l’éditeur Franck Pruja. Il nous a généreusement répondu, apportant un éclairage sur la poésie américaine et les relations avec la France.
Quand est né ce projet un peu fou de réunir la collection Format Américain ? Était-ce indispensable de rendre à nouveau disponible le travail important d’Emmanuel Hocquard ?
Franck Pruja : Cela faisait un bon moment que j’y pensais et je crois bien même que j’en ai rêvé mais notre maison n’avait pas vraiment les moyens financiers pour le publier. Et puis, il y a environ 3 ans, nous en avons parlé avec Juliette Valéry et je lui ai dit que c’était réalisable. Je ne suis pas certain que ce projet soit fou ou, s’il l’est, c’est assumé car j’ai la conviction qu’il est nécessaire. La collection que dirigeait Juliette Valéry était en quelque sorte une anthologie in progress, disponible uniquement sur abonnement. Ici, avec cet ensemble volumineux que nous publions pour un plus grand nombre de lecteur.trices, nous réactualisons un témoignage exhaustif du travail accompli sur une période de plus de 15 ans au sein de l’association « Un bureau sur l’Atlantique » que dirigeait Emmanuel Hocquard.
Cette collection semble avoir permis une « conversation transatlantique » entre la poésie américaine et la poésie française pour reprendre le titre d’un récent essai d’Abigail Lang. Qu’est-ce qu’elle a représenté pour vous en tant qu’éditeur ? Vous avez également contribué à faire connaître des poètes américains importants comme Keith et Rosmarie Waldrop.
Aux débuts de la maison d’édition, avec Françoise Valéry, co-éditrice, traductrice, maquettiste à L’Attente (et sœur de Juliette), nous avions eu la chance de séjourner presque 2 mois à New-York grâce à Stacy Doris (auteure dans le volume) qui nous avait dégoté une sous-location en plein Manhattan, dans le quartier du Soho. Là, nous avions rencontré de nombreux poètes, artistes, danseurs et performeurs, dans une effervescence et une transversalité sans pareilles au quotidien, très inspirantes. Nous avions profité de ce séjour pour aller rendre visite à Rosmarie et Keith dans leur maison à Providence (je me souviens que Keith avait tenu à nous amener voir la tombe de H.P Lovecraft située au bout de leur avenue, et qu’on avait pris leur Oldsmobile vert olive pour s’y rendre, Rosmarie conduisait). Nous avions rencontré les Waldrop au préalable lors d’un séminaire sur la traduction collective à l’Abbaye de Royaumont. Ayant tout enregistré, Françoise en avait fait ensuite un livre-partition bilingue, intitulé TRADUCTION, une discussion à six voix, que nous avions publié à 22 exemplaires en 1992, l’un des tout premiers livres aux éditions de l’Attente.
Ainsi, la poésie américaine et les questions de traduction font-elles partie de notre biotope depuis le début. Précisons au passage qu’aujourd’hui on dirait plutôt poésie « états-unienne » plutôt qu’américaine, car l’Amérique est un continent bien plus vaste que les États-Unis…
J’attendais cette connexion avec le bel essai d’Abigail Lang (aux Presses du réel, 2021) pour indiquer qu’elle est également traductrice d’un texte de Kathleen Fraser et de Norma Cole dans Format Américain et ceci me donne l’occasion de préciser qu’elle a également traduit le livre de Rosmarie Waldrop La route est partout qui figure à notre catalogue. Nous avons aussi publié le seul roman autobiographique de Keith Waldrop, traduit par Paol Keineg (traducteur de Susan Howe, Charles Bernstein et Keith Waldrop dans le volume) Tant qu’il fera jour, une histoire américaine. Et puis deux petits livres de Keith & Rosmarie Waldrop, écrit à quatre mains (par « le troisième Waldrop » comme l’a écrit Jacques Roubaud), Lights travels traduit par David Lespiau et Un cas sans clef traduit par Marie Borel et Françoise Valéry, mais c’étaient de tout petits tirages et ils sont presque épuisés. Sans oublier l’extraordinaire En voie d’abstraction de Rosmarie Waldrop, traduit par Françoise de Laroque, récemment paru dans notre collection Philox, et j’en passe… Bref, il suffit de consulter notre site pour se rendre compte que la poésie états-unienne est largement présente.
Il apparaît qu’en traduction française, elle constitue une langue autre, sensible, étonnante et sans cesse renouvelée dans le fond et la forme. C’est du français mais comme si on y entrait par la fenêtre et, pour citer Ryoko Sekiguchi dans Écrire double (Les Presses du vide, 2011), cela nous permet de « voir le dehors » de la langue. Et cette langue autre, augmentée, influe certainement sur la poésie qui s’écrit en français aujourd’hui (et inversement aussi, avec les traductions en anglais de poésie française). Tout se rejoint dans une circulation multiple et nous continuons la conversation transatlantique, nous inscrivant dans le même élan que l’association Double Change (Olivier Brossard, Vincent Broqua), Ivy Writers (Jennifer K. Dick), les éditions José Corti (Fabienne Raphoz), les éditions Joca Seria (Brigitte et Bernard Martin), les éditions NOUS (Benoît Casas), Créaphis qui publia les titres de la collection « Un bureau sur l’Atlantique », et encore bien d’autres passeuses et passeurs, traducteurs.trices et éditeurs.trices (que je salue au passage) qui œuvrent depuis plusieurs années pour faire découvrir le domaine très singulier de la poésie traduite, qui mérite absolument d’atteindre un plus large public.
Il semble qu’avec l’essai d’Abigail Lang et la parution de Format Américain, le monde poétique français conscientise cet apport. Avez-vous des exemples de passerelles entre poètes francophone et poètes états-uniens ? Est-ce que, selon vous, cette poésie a influencé l’écriture poétique en France ?
Oui, c’est heureux que les deux ouvrages paraissent cette année et pour évoquer la passerelle, je ne peux que recommander le double N°22-23 de la revue Nioques sorti récemment, un important dossier mené (et traduit) par Abigail Lang, Olivier Brossard et Vincent Broqua qui permet de découvrir la poésie qui s’écrit aujourd’hui aux U.S.A. Mais revenons à Format Américain. Dans son excellente préface, Juliette Valéry écrit ceci : “La liste des auteurs traduits pour Format Américain témoigne d’une grande variété d’écritures et de générations. Rencontres, séjours aux États-Unis, envois par les auteurs, cueillettes au fil des revues. Et bien sûr, proposition des traducteurs. Qui sont avant tout, pour la plupart, des écrivains.”.
Dans ses notes en guise de présentation à l’anthologie 49 + 1 nouveaux poètes américains (Un bureau sur l’Atlantique / Action Poétique / Royaumont, 1991), Emmanuel Hocquard écrit ceci :
“À la question qui m’est souvent posée (non sans arrière-pensées, on s’en doute) : « Quelle influence la poésie américaine a-t-elle sur ce que vous écrivez? », je réponds par cette autre question : « Vaut-il la peine de voir un ours blanc ? » Car il ne s’agit pas d’un problème d’influence, mais d’un problème de lecture. Il ne sert à rien de me, de se, de vous demander s’il faut, s’il faudrait, s’il aurait fallu ou non écrire comme des poètes américains. Comment le pourrions-nous puisque nous ne sommes pas américains et que nous écrivons en français. Il s’agit seulement de savoir si la lecture (en français ici, car nous n’avons pas voulu d’une anthologie bilingue) de ce qu’écrivent des Américains peut nous stimuler et nous aider à écrire ce que nous écrivons.” Et juste après, Emmanuel poursuit : “C’est la raison pour laquelle cette anthologie se veut aussi, pour reprendre les termes de Stephen Rodefer, « une contribution à la littérature française » d’aujourd’hui. Et, dans une certaine mesure, aussi, une contribution à la littérature américaine d’aujourd’hui“.
Pour continuer, cet extrait de l’article de Claude Moureau-Bondy qui apparaît à la fin du volume Format Américain – l’intégrale : Comme l’indique Barrett Watten : « de nouvelles formes créent de nouveaux contenus ». Nouvelles formes, nouveaux contenus, hors posture esthétique, instants d’incertitude, « instants de conviction », disant nos manières (nos singularités) de voir, de vivre. « La question qui importe, c’est le présent qu’elle [l’écriture Language] reflète », Barrett Watten. C’est en cela, peut-être, que le lecteur peut être perçu comme un compagnon d’écriture (citation de Juliette Valéry).
Pour répondre à la seconde partie de la question, j’ai deux exemples concrets. Me vient à l’esprit le travail d’écriture et filmique de Frank Smith qui travaille dans le droit fil de la littéralité des objectivistes américains, plus précisément incarnée par le livre Testimony : The United-States 1885-1890 de Charles Reznikoff. Frank Smith est également traducteur et j’en profite pour annoncer la parution en 2022 du livre Vigilance de Benjamin Hollander, qu’il est en train de traduire en collaboration avec Guy Bennett et Françoise Valéry. D’ailleurs, par une heureuse coïncidence, on trouve un fragment du premier chapitre de ce livre, intitulé Ônome, traduit par Emmanuel Hocquard dans Format Américain — l’intégrale… Je pense aussi à un éditeur bordelais qui a carrément appelé sa maison d’édition Série discrète, emprunt au célèbre livre de l’objectiviste américain Georges Oppen Discrete Series. Ça pose là sa ligne éditoriale et pourtant il ne figure pas de poésie américaine à son catalogue pour l’instant. (ndr : Depuis peu est paru un livre de la poétesse américaine Eileen R. Tabios, poétesse américaine d’origine philippine)
Pour reprendre la notion évoquée par Emmanuel Hocquard, l’influence est surtout une question de lecture. Lire des poésies d’une autre langue, d’une autre culture, traduites en français par des poètes, donc par des personnes préoccupées de forme et de rythme tout autant que de sens, nous fait redécouvrir notre propre langue, éclairée et employée différemment de ce dont on pourrait avoir l’habitude. Cela ne peut qu’enrichir la palette de ceux qui écrivent, et dans le même temps enrichir de multiples nuances la perception que l’on peut avoir de la littérature étrangère.
Format Américain – l’intégrale
Sous la direction de Juliette Valéry
1120p
Adrien