Frederik Peeters et Pierre Oscar Lévy signent leur première bande-dessinée en duo avec Château de Sable, un conte saumâtre sous forme de huis clos entre les dunes.
Le paysage est idyllique: sous un soleil de plomb, une plage en demie-lune s’étend. Il y a juste un chemin d’herbes folles à traverser, descendre les rochers abruptes par un sentier et s’étendre sur le sable brulant, en famille, entre amis, ou bien seul.
Comme tous les ans, Robert, Marianne et leurs deux enfants se rendent à cette crique. Sur le chemin herbeux ils croisent le regard hagard d’un homme étrange, allongé, comme étourdi. Bien vite, d’autres vacanciers viennent étendre leurs serviettes sur cette plage pas si secrète que ça; Nathalie, sa mère, son mari Charles et leurs deux enfant; Louis l’adolescent bien sombre et l’aguicheuse Sophie, suivis bientôt par Henry Lascsaride, célèbre écrivain de science-fiction, ainsi que sa fille et son gendre.
Tout ce petit monde s’empile tant bien que mal sans vraiment s’adresser la parole, chacun pestant dans son coin par cette proximité forcée. Eux qui voulaient être tranquilles et coupés du monde, les voilà obligés de partager ce carré de plage!
Mais très vite, ils se rendent à l’évidence qu’ils vont devoir partager plus que quelques grains de sable car un phénomène aussi étrange qu’angoissant survient. Il semblerait en effet que le temps file à toute vitesse, dévorant les minutes et les années de vie à une rapidité folle, transformant en seulement quelques battements de cils les enfants en adolescents, les adultes en vieillards et les personnes âgées en cadavres.
Tentant de fuir cette crique maudite, ils se rendent à l’évidence; un mystérieux champ magnétique invisible leur bloque toutes les issus. Le piège se referme, dans cet endroit qui leur était pourtant si habituel, ce petit coin de vacances au confort ronronnant.
Bien vite, les comportements de chacun se transforment et évoluent, laissant transparaître un panel de sentiment mis en relief par le trait précis et simple de F. Peeters qui pratique le plan resserré sur ses protagonistes, ajoutant cette impression de compression suffoquant qui les accable. De plus, la découverte du cadavre d’une jeune fille noyée ajoute une couche à cette panique ambiante palpable et brouille les pistes, faisant office de diversion pour le temps qui prend du terrain, seconde après seconde.
On assiste alors, tels des scientifiques étudiant les comportements sociétales sur une bande passée en avance rapide, la peur qui s’insinue, la panique, la haine, la dépression et au final la résignation des adultes. Pour les enfants, l’affect développé est différent; ils sont moins centrés sur eux-mêmes, n’envisagent pas la mort comme leurs ainés puisqu’ils ont été engrenés encore jeunes dans cette vie en accélérée. On assiste aux premiers émois de la puberté, l’envie de profiter de la vie en usant du sexe à travers Sophie, déjà adolescente avant toute cette énigme mortelle, bref un besoin de se tourner plus vers l’autre en s’oubliant parfois sois-même, une négation volontaire de la fatalité qui s’annonce toute proche.
Le binôme F.Peeters et P.O. Lévy décident d’user de plusieurs types de personnes bien précises pour leur conte fantasmagorique: Amasam l’Algérien, Charles le médecin à l’ego surdéveloppé et aux penchants racistes, Sophie l’adolescente rebelle, sa mère névrosée… Et pourtant, aucun cliché ne vient alourdir ce huis-clos en plein air, pas même l’aspect délibérément surnaturel qui sert d’élément déclencheur et dont la forme laisse très vite place au fond. Un fond à l’arôme amer et angoissant, qui pèse comme une chape de plomb, à l’image cette plage isolée frappée par le plein soleil.
On voit l’asphyxie des plus vieux et l’insouciance des plus jeunes qui ne réalisent pas que le temps leur glisse entre les doigts, encore dans la joie de leur enfance, faisant des château de sable au bord de cette mer où une journée s’écoule à la manière d’un demi-siècle.
La comparaison avec le château de sable est par ailleurs très intéressante: ce jeu anodin consistant à construire une forteresse friable tout en sachant qu’elle sera vouée à être rongée peu-à-peu puis totalement engloutie par les flots. Comme si, inconsciemment, l’homme chercherai toujours à apposer sa marque, même si il sait indubitablement que celle-ci n’est qu’un grain de poussière bien trop fragile. Charles, qui sera atteint d’Alzheimer se bornera d’ailleurs à construire un faramineux château de sable de manière presque intuitive, comme pour lutter contre cette fatalité qui s’insinue entre ses pores.
Cette bande-dessinée peut-être décrite comme une existence complète en quelques pages, où la vie et la mort se côtoient en un battement de cils, une aporie brillante et troublante dont l’absence de réponse nous laisse sur la langue un arrière-goût saumâtre, un grand point d’interrogation qui flotte dans notre tête. Bref, le parfum d’une oeuvre réussie.
Editions Atrabile
100 pages
Caroline