Dans les méandres tentaculaires de l’univers du 9ème art se cache une auteure aussi discrète qu’elle est engagée: Anne-Charlotte Gauthier. Illustratrice pour la presse et les éditions jeunesse, celle qui se fait tout simplement appelée Gauthier est aussi à l’origine de plusieurs projets de bandes-dessinées et de fanzines suivant une ligne directrice commune: celle de l’engagement éthique.
Formats auto-édités ou publiés au sein de maisons d’éditions connues (Delcourt) mais aussi plus alternatives (Misma), Gauthier touche à tout et séduit un public soucieux de l’autre.
Son dessin est aussi épuré et simpliste que les sujets qu’elle aborde sont complexes et durs: dépression infantile, transsexualité, homophobie, autant de thématiques importantes faisant écho à notre actualité sociétale. La rondeur apportée aux traits de ses personnages et son graphisme simple permettent à Gauthier de jouer avec un équilibre aussi aérien que complexe entre le fond et la forme.
Justin, Editions Delcourt, 106 pages
Justin, c’est le parcours du combattant d’un être humain qui est né dans un corps qui ne lui appartient pas. Dès toute petite, Justine se sent comme un garçon et tous ses amis l’a traite comme telle; au final, seuls ses parents s’entêtent à la voir comme une fille! En grandissant, le fossé entre les genres se creuse et les questionnements prennent de plus en plus de place dans l’enveloppe charnelle trop étroite de l’adolescent(e). Les changements dus à l’apparition de la puberté prennent l’ampleur d’un véritable calvaire: apparition des règles, poitrine qui se forme, les frontières entre gènes masculins et féminins se marquent de plus en plus, ne laissant plus la place au doute androgyne qui était encore permis lors de l’enfance.
Justine rencontre alors Joëlle avec qui elle tente d’avoir une relation amoureuse, pensant que son mal-être vient peut-être du fait qu’elle soit tout simplement homosexuelle, puis joue le rôle que les autres attendent d’elle et devint ultra-féminine. Mais rien n’y fait, le décalage persiste et s’accroit jusqu’au jour où Justine déménage pour Paris et reprend sa vie de zéro.
Enfin, “elle” peut devenir il””, se créer un nouvel environnement amical basé sur une confiance entretenue avec des personnes l’aimant pour ce qu’il est et non pour ce qu’ils veulent qu’il soit. Tenant bon jusqu’au bout, Justine deviendra alors Justin, réconcilié avec lui-même, avec l’aide d’un docteur pas comme les autres qui saura l’écouter sans le juger et l’aider dans ses retrouvailles avec un corps qui lui correspond.
Gauthier parle de la transsexualité avec justesse et sobriété: l’anthropomorphisme des personnages brouille les genres, la concision de la narration va droit au but et raconte la lutte d’un homme né dans le corps d’une femme, qui va devoir faire face à des souffrances physiologiques et physiques ainsi à un isolement social du à des préjugés réducteurs. Car il faut avouer que pour beaucoup encore, la transsexualité est quelque chose d’impensable découlant d’un caprice ou d’un problème pathologique: les psychologues vus par Justin lui parleront de Freud, d’ “hystérie lié à l’utérus”, “d’homosexuelle refusant son orientation”, bref d’autant de partis pris obstinés et obtus.
Peau de lapin, Editions Misma, 106 pages
Dans Peau de Lapin, l’auteure aborde le très sensible et tabou sujet qu’est la maltraitance et la dépression d’un enfant. Un petit garçon affublé d’un chapeau de lapin doit essuyer chaque soir les coups et la violence de son père. Il pend l’habitude de se réfugier dans un monde imaginaire où il vit de fabuleuse aventures bien éloignées de son quotidien gris et cruel. Ses bleus et ses coquards, il les dissimule sous des mensonges bien étudiés le mettant en valeur: chute lors d’une pirouette risquée en patin à glace, d’un trick en skateboard… Bref, aux yeux de ses copains, il passe pour un lapin courageux et intrépide vivant une vie passionnante et heureuse.
Pour fuir les pluies de coups, le petit garçon et sa maman déménagent loin du père tyrannique afin de démarrer une vie toute neuve. Qui dit nouvelle vie dit nouvelle ville et donc nouvelle école: notre héros y va la fleur au fusil mais tombe sur une nouvelle forme de maltraitance: celle du harcèlement scolaire. Ennuyeuses et longues, ses journées sont synonymes de brimades, d’insultes à base de “merde de lapin” et autres cruautés banales. Peu à peu il glisse dans une profonde dépression et un mutisme qui laissent sa mère désarmée.
A travers cette Peau de Lapin, Gauthier s’approprie un style enfantin au crayon de papier pour dessiner au jour le jour, à la façon d’un journal intime, la survie d’un enfant qui pourrait être un copain de classe, le fils du voisin de palier ou encore le petit cousin que l’on reçoit pendant les grandes vacances. La cruauté ordinaire qui malheureusement sévit dans les cours d’écoles et dans certain foyer râpe et met à mal une fragile peau de lapin, qui finira par s’endurcir et se taner tristement.
Gauthier décrit également l’impuissance et l’incompréhension des adultes face à un enfant qui souffre: psychologue à côté de la plaque, professeurs dans le jus et parent débordé, autant de personnes sensés être des supports et qui pourtant sont démunis face à ce sujet encore si dangereusement tabou.
Gauthier nous illustre ici un journal intime grinçant plein de douleur et de solitude: Peau de lapin est un petit livre à l’allure faussement naïve qui retrace une histoire triste et réelle.
Gauthier donne la parole à ceux que l’on n’entend pas, dessine une face encore trop cachée d’une société qui commence doucement à faire bouger les choses. En abordant des sujets délicats et même parfois tabous, elle est résolument une illustratrice et auteure de bande-dessinée aussi fortement engagée qu’empathique et humaine.
Caroline