L’Art de la joie est une ode à la liberté, mais à une liberté réfléchie. Pas de celle qui s’octroie mais de celle qui s’acquière ; notamment en s’affranchissant des dogmes sociétaux, religieux, psychanalytiques et idéologiques.
«- Et que vois-tu ?
– Une grande liberté d’esprit et de mouvement! Comment as-tu fait pour conquérir tant de liberté? (…)
– Je les ai habitués.
– Et comment ?
– En leur donnant la même liberté.»
Modesta est née le 1er janvier 1900 en Sicile. Bien souvent livrée à elle-même pendant son enfance, elle se retrouve très vite confrontée au monde des adultes. À la suite de traumatismes qu’on lui demande d’oublier, elle est placée sous la “protection” de mère Leonora, dans un couvent, où elle reçoit une éducation religieuse stricte. Les sœurs lui apprennent chasteté, vertu de l’ignorance et humilité du travail manuel, non pas sans pieux mensonges sur les pièges du monde extérieur.
Pourtant, dans ce monde, elle va y entrer, et par la grande porte, en étant adoptée par une famille bourgeoise sicilienne dont elle héritera du titre de noblesse et des terres. Son instruction, elle la fait seule, en puisant avec avidité dans la bibliothèque d’oncle Jacopo et en se méfiant des précepteurs en charge de son éducation. Elle qui ne possédait rien, si ce n’est une certaine capacité à penser par elle-même et une grande curiosité d’esprit, se retrouve propriétaire d’un vaste domaine et d’une richesse qu’elle exploitera à sa manière : avec autant de naïveté que de force de caractère mais toujours en toute indépendance.
«(…) nous apparaît comme folie toute volonté contraire à nous existant chez les autres, et comme raison ce qui nous est favorable et nous laisse à l’aise dans notre façon de penser»
Goliarda Sapienza nous emmène donc sur les pas de Modesta, qui, tout au long de sa vie, malgré ses tourments et ses doutes incessants, tente de se défaire des entraves du conformisme ; nous initiant ainsi à “l’arte della gioia”. Elle dresse le portrait d’une amoureuse passionnée, d’une mère, d’une femme tantôt blessée, tantôt séduite, tantôt vulnérable, tantôt intransigeante ; mais aussi d’une femme en décalage avec son temps, qui comble vulnérabilité émotionnelle et blessures intérieures avec détermination et persévérance.
Modesta est entière et refuse de se laisser assujettir, autant par l’argent, la politique ou encore l’amour, que par ses peurs et ses incertitudes. Elle se remet sans cesse en question, tente de dompter ses fragilités et ses passions, toujours dans un soucis d’authenticité et de liberté.
«Qu’importaient les années quand on commençait à comprendre ? Cette cicatrice qui coupe en deux son front est là maintenant pour démontrer la soudure de son être autrefois divisé. Modesta renaît mise au monde par son propre corps, arrachée de la Modesta d’avant qui voulait tout, et ne savait pas supporter le doute, ni de soi, ni des autres.»
Modesta est un personnage romanesque et il est difficile de rendre compte avec justesse de l’envergure de cette œuvre indéfinissable, parce que les mots – comme l’a écrit Goliarda Sapienza à plusieurs reprises – “mentent presque tous”.
Ce roman est celui d’une perpétuelle initiation – à la sexualité, à la joie, à l’insoumission de tout précepte faisant obstacle à l’indépendance du cœur et de la pensée – et l’existence de Modesta est une éternelle quête de liberté.
Goliarda Sapienza n’a pas un style prompt à mettre des limites à son écriture. Elle écrit comme ça vient, comme elle le sent et sans contraintes, en s’affranchissant de toutes les barrières, morales comme littéraires – entremêlant les souvenirs à la pensée en cours, rêves éveillés désirs réalité.
«On perd le sens de la réalité avec toi. Mais de quel réalité s’agit-il ?»
“L’Art de la joie”, c’est “une manière d’être au monde”.
«La joie c’est ce qui permet de prendre en charge les tragédies, les côtés complètement sombres et négatifs de la vie. La joie, c’est quelque chose qui va avec le côté tragique de l’existence, avec la conscience du tragique et du désespoir. La joie, c’est une prise de position. La joie, comme l’endroit d’où il faut parler, où il faut se mettre pour essayer d’être libre. La joie pour ne pas se laisser engloutir par les forces négatives et la complaisance du malheur.»*
La joie est un moyen donc, pour faire face aux aspects dramatiques de la vie, pour conjurer les pièges de l’esprit et la mélancolie du cœur.
*Extrait tiré d’un échange entre Nathalie Castagné et Zoé Varier dans l’émission L’heure des rêveurs sur France Inter le 05/06/2015 (disponible en podcast)
éd. Le Tripode, 2015 (rééd.)
601 pages
trad. Nathalie Castagné
Pauline
Voir aussi l’article Lumière sur… Goliarda Sapienza
Voir aussi l’interview de Nathalie Castagné