“Si tu as été une fois ici, Goliarda, n’espère pas ressortir comme tu étais auparavant. Tu ne te sentiras plus jamais quelqu’un du dehors, et eux – ceux du dehors – ne te considérerons plus jamais comme l’une d’entre eux.”
De retour avec Goliarda Sapienza… Après le récit de sa jeunesse sicilienne, voici celui de son séjour dans la prison pour femmes de Rebibbia en 1980. Arrêtée pour vol de bijoux, son acte et son incarcération marquent une rupture dans la trajectoire chaotique de sa vie (évoquée dans Le Fil d’une vie qui rassemble les deux premiers volets de son cycle autobiographique, Lettre ouverte et Le Fil de midi, où elle relate, dans l’un son enfance atypique et semée de demi-vérités, dans l’autre sa psychanalyse et le puzzle qu’est devenue sa mémoire malmenée par les électrochocs). L’Université de Rebibbia est le troisième volet de ce qu’elle avait intitulé “Autobiographie des contradictions”.
Ici encore, c’est une approche très personnelle de sa vie et du monde qui l’entoure qu’elle nous donne à lire. Ce n’est pas tellement les conditions de détention, encore moins la question de culpabilité ou d’innocence, qu’elle aborde, c’est l’expérience humaine de l’univers carcéral. Parenthèse dans le cours d’une vie, bulle aux parois opaques dans la ville, la prison est le reflet de la société mais sans les nuances. C’est un petit monde dans le grand où tout est plus dense, les ressentis, le rapport aux autres mais surtout à soi-même.
“la prison est le spectre, ou l’ombre, de la société qui la produit, c’est bien connu (…) [elle] a toujours été et sera toujours la fièvre qui révèle la maladie du corps social.”
Être enfermé change votre notion du temps et de l’espace. En détention, vous êtes dépouillé de tout – votre statut social, votre entourage, votre intimité, vos habitudes – jusqu’à votre environnement sonore. Il faut se familiariser avec les nouveaux bruits du quotidien : celui des clefs dans les serrures, des claquements de porte, des roues du “chariot-cuisine”, des révoltes fréquentes… même le silence est différent. En prison, les règles de sociabilité aussi ne sont plus les mêmes. Dans ce collectif carcéral, il faut être bonne équilibriste : créer des liens sans s’attacher, se faire accepter sans dépendre de personne, garder une certaine distance sans se marginaliser… éviter les pièges de l’impatience, ne pas se montrer faible et encore moins sereine (“ça te fait passer pour une moucharde”)…
Goliarda a donc dû s’adapter, essayer de trouver le ton juste, et s’est finalement laisser prendre par le rythme de vie carcéral. Entre désarroi et envie de rire, elle s’est fait accepter – parmi les junkies, les trafiquantes de drogues, les prostituées, les militantes politiques – tout en restant un électron libre semble t-il, plus retirée en elle-même que de la société. Elle observe et apprend des autres, de celles qui partagent son quotidien et lui ont permis de surmonter l’enfermement : Marcella, qui la guide dans ce nouvelle univers, Ramona la gitane, Marró la toxicomane récidiviste, Annunciazione aussi imposante que maternelle, Roberta la révolutionnaire…
“(…) je reste tranquille dans un coin, bien heureuse de n’être pas obligée d’intervenir, ne serait-ce que parce que la surprise de l’existence de ce petit recoin élitiste a achevé de bouleverser tous les a priori sur la prison que je traînais derrière moi malgré une nature assez pragmatique (du moins pour une Italiote).
Les voix de ces filles affluent, cultivées, certaines mêmes savantes et spirituelles. La réalité de la prison a glissé vers d’autres rivages qui sont tout entiers à explorer, comme les névroses, la biologie des femmes et peut-être même le devenir du corps social.”
Goliarda l’évoque dans ce récit : la prison est un apprentissage de la vie en accéléré. On y est tel que l’on est, on n’échappe pas à sa culture, sa classe sociale, son tempérament… la prison révèle de nous ce que nous pouvions dissimuler dehors. Elle oblige à être soi-même, sans les faux-semblants qu’impose la société. Et comment pourrait-il en être autrement ? Il n’y a pas de place pour cela en prison. Parce qu’il n’y a pas d’espace public et d’espace privé ; il n’y a qu’un espace collectif où il est difficile d’échapper aux regards des autres et de dissimuler ses moments de faiblesse ; impossible aussi de jouer les dures très longtemps si on n’en ai pas vraiment une… Il n’y n’a qu’une manière d’être possible en prison, soi-même, que l’on soit forte ou faible, c’est la prison qui le dira, pas nous.
“Ici les échelles de valeur de chacun se manifestent avec une clarté absolue, et il n’y a pas moyen de cacher aux autres, et encore moins à nous-mêmes, notre nature. Cela m’éclaire enfin sur la vraie raison de la terreur que nous avons tous de la prison : nous savons ataviquement que là-dedans il ne nous sera plus possible de faire tenir debout la “construction idéale” que nous-mêmes, aidés par la culture, l’argent, les bonnes manières, nous nous sommes soigneusement édifiées dehors. Ici revient en vigueur, souveraine, la sélection naturelle.”
L’Université de Rebibbia est un récit singulier où l’on retrouve la clairvoyance, les contradictions et l’espièglerie qui caractérisent Goliarda Sapienza. Entre observations et réflexions personnelles, elle dépeint donc avec sagacité l’univers carcéral et les rencontres qu’elle y a fait, nous révélant ce que la prison peut nous apprendre de nous-mêmes et de la société.
“Tu es émouvante Goliarda…”
“Marró me le disait souvent elle aussi…”
“Vraiment ?”
“Oui, sauf qu’elle employait un autre mot : couillonne”
éd. Le Tripode, 2013
235 pages
trad. Nathalie Castagné
Pauline
Voir aussi l’article Lumière sur… Goliarda Sapienza
Voir aussi l’interview de Nathalie Castagné
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