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Goliarda Sapienza – Moi, Jean Gabin

Petite dernière d’une grande fratrie recomposée, Goliarda Sapienza a grandi dans un univers familial complexe et une Sicile opprimée par le fascisme. Ses parents, libertaires et farouchement opposés au pouvoir en place, ont joué un rôle important dans les mouvements socialistes révolutionnaires qui ont agité l’Italie dans la première moitié du XXe siècle. Son père, Giuseppe Sapienza, avocat du peuple et militant politique, est le second compagnon de Maria Giudice, ardente défenseur de l’émancipation des femmes et du prolétariat, qui a consacré sa vie au parti socialiste au sein duquel elle s’est imposée. Ils ont tout deux fait de nombreux allers-retours en prison en raison de leur engagement politique.

Moi, Jean Gabin est le récit d’une enfance pas comme les autres et d’une découverte qui marque profondément Goliarda, celle de Jean Gabin. En sortant du cinéma Mirone, exaltée par Pépé le Moko, Goliarda n’a plus qu’une idée en tête, lui ressembler, être Jean Gabin, l’insoumis. Elle s’identifie à lui, ce hors la loi pourchassé et tiraillé par la passion, rêvant d’avoir sa prestance, son regard, son amour des femmes, son courage. Dès lors il l’accompagne de partout et surgit à tous propos. Elle l’imite, le consulte et tente de voir le monde à travers ses yeux.
Mais c’est surtout à travers son regard d’enfant que Goliarda Sapienza témoigne de son adolescence et des contradictions qui agitent son esprit. Son texte est à la fois emprunt de la légèreté de l’enfance et de la dure réalité politique qui trouble sa vie et menace celle de sa famille. Volontairement éloignée de l’école, sous influence fasciste, par ses parents, ce sont ses demi-frères qui s’occupent de lui enseigner ce qu’elle doit savoir. Le reste, elle l’apprend dans la rue, au gré de ses fréquentations, et dans les livres, en se frottant très tôt à des textes philosophiques et libertaires qui forgent son esprit critique.

“Mais aurais-tu lu par hasard le “Paradoxe sur le comédien” de Diderot ?
Qu’est-ce que c’est, Ivanoe, un roman ?
Presque…
Tu me le donnes ?
C’est un peu difficile.
Difficile ? Quand je ne comprends pas je viens te voir.
Et bien sûr ! Pour que tu recommences à m’empoisonner comme avec le “Dictionnaire philosophique” de Voltaire.
Tu dois faire mon éducation, c’est ce qu’a dit maman, ou plutôt elle a dit que tu devais corriger l’éducation qu’on me donne à l’école.
Bon sang ! Qu’ai-je fait de mal pour avoir à te sauver de la corruption de cette île ?”

Son éducation atypique et sa soif de connaissance alimente sa vie intérieure, riche d’idéaux mais aussi déchirée par des émotions et des convictions paradoxales à un âge où l’on questionne les principes inculqués depuis toujours, y décelant parfois des failles. Goliarda est aussi rêveuse que perspicace et c’est ce qui fait la force mais aussi la faiblesse de son caractère. Débrouillarde et opiniâtre, elle gagne elle-même les quelques lires qui lui permettent d’acheter L’Avventuroso et de voir et revoir les films de Jean Gabin. Sa mère lui a appris à ne dépendre de personne, ni des hommes ni de la société, et qu’il fallait gagner soi-même les sous dont elle avait besoin. C’est ce que fait la jeune fille au fil de ses déambulations dans les ruelles de la Civita, quartier populaire de Catane, où elle côtoie prostitués et artisans – elle laisse libre cours à son imagination, apprend à vivre libre et se construit sa propre vision du monde.

“Dès que je pris la via dei Tipografi, ma maison – la seule éclairée à cette heure – vint vers moi dans l’obscurité comme un navire en fête. Il n’y avait là rien d’insolite pour moi. De jour, ces membres disparaissaient dans leurs petites cellules pour vaquer à leurs occupations et on ne pouvait jamais – je ne dis pas y entrer – mais même frapper aux portes. De nuit, il y avait toujours une bonne raison de faire la fête.
“Mais quante est-ce qu’y dorment chez toi, jamais ?”
“Les gens actifs, pleins de vie, sveltes et vifs, brefs, en un mot, antifascistes, dorment peu et ne s’ennuient jamais”
Avec cette réponse, je laissais bouche bée petits et grands conformistes de l’immeuble de la via Pistone et si quelqu’un de plus hardi osait répliquer, alors la lame de ma canne-épée verbale sortait de son fourreau de bois pour un coup de griffe : “nous ne vivons pas d’une rente bourgeoise pourrie, nous!, et nous ne permettons pas que le Duce ou un saint quelconque s’occupe de nous. Essaie de vivre libre, toi, et tu verras le temps qu’il te reste pour dormir.”

Moi, Jean Gabin, a été écrit dans les dernières années de la vie de Goliarda Sapienza. Elle relate ici les jours clairs de ses années siciliennes, ceux colorés des nuances de l’enfance. Ce texte, à la fois poétique et engagé, nous révèle les prémices d’une vie mouvementée, celle d’une femme sensible, rebelle et libre-penseur. Son écriture semble ici libérée des semi-vérités et des non-dits de sa jeunesse, des ombres de sa vie et du désordre de ses pensées, qu’elle met en lumière dans Lettre ouverte (première partie du livre Le Fil d’une vie – œuvre publiée aux éditions Viviane Hamy rassemblant les premiers écrits autobiographiques de Goliarda Sapienza). À la suite du succès de son roman L’Art de la joie en 2005, les éditions Einaudi se sont engagés à publier l’intégralité de son œuvre en Italie tandis que Le Tripode entreprend d’en faire l’écho en France.

Moi, Jean Gabin -Goliardia Sapienzaéditions Le Tripode, 2012
175 pages
trad. Nathalie Castagné

Pauline

Voir aussi l’article Lumière sur… Goliarda Sapienza
Voir aussi l’interview de Nathalie Castagné

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Chroniqueuse

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