« Quand ça arrive, voilà ce qui arrive : je me tire dessus. Enfin, c’est-à-dire, pas sur moi à proprement parler. Sur mon futur moi. Il sort d’une machine à voyager dans le temps et se présente comme Charles Yu. Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? Je le tue. Je tue mon propre avenir. »
Le « Guide de survie pour le voyageur du temps amateur » de Charles Yu est un « livre sorti de nulle part » dont l’existence ontologique pose question et un manuel des règles de l’Univers Mineur 31 – monde composé à 13 % de réalité et 87 % « d’un substrat standard à base composite SF ». Ses extraits entrecoupent le Guide de survie pour le voyageur du temps amateur de Charles Yu, un roman drôle et intelligent édité par les Forges de Vulcain. Charles Yu est – selon le point de vue diégétique – soit un auteur américain, soit un narrateur complexe et un antihéros sympathique, réparateur de machines à voyager dans le temps, un job peinard pour planqués qui tentent d’échapper à leur vie en aidant les autres à réintégrer la leur.
Le Charles Yu fictionnel vit depuis 10 ans biologiques – pour sa mère ou son concierge, une dizaine de jours – dans un « Dispositif Récréatif pour Voyage Temporel MVT-31 », une boîte de la taille d’une cabine de douche réglée en continu sur Présent Indéfini, ce qui le maintient dans « le fragment de temps le plus ennuyeux possible », mais bousille un peu le moteur. Ses seuls compagnons sont Ed, un chien qu’il a sauvé d’un trou noir, mais qui n’existe pas, car il a été rayé du script d’un scénario ; un supérieur hiérarchique à l’humour gras qui n’a pas conscience d’être un logiciel ; et TAMMY, une interface informatique à forte tendance dépressive. Sa plus grande distraction consiste à ouvrir des fenêtres quantiques pour observer des versions alternatives de lui-même. Autant dire que le plan de Charles de se laisser dériver hors du temps avec la certitude que rien ne pourra lui arriver fonctionne à merveille.
Tout s’écroule lorsqu’il se retrouve face à son moi-du-futur, lui tire une balle dans l’estomac au lieu de s’enfuir en courant (il aurait mieux fallu écouter le manuel), saute dans la machine et se coince dans une boucle temporelle. Une avalanche de paradoxes et de problèmes logiques incompréhensibles, insolubles et hilarants inhérents aux voyages dans le temps s’abat sur le héros qui doit se dépêtrer de cette situation absurde et a priori inéluctable. Il faut dire que les voyages temporels du livre, qui fonctionnent grâce à la chronodiégèse (« un système de propulsion grammaticale à six cylindres ») et un moteur à l’« architecture basée sur la temporalinguistique appliquée », feraient presque passer pour limpides les explications sur le continuum espace-temps de Doc Emmett Brown.
Dans ce Guide de survie, Charles Yu mêle habilement un enrobage science-fictionnel à une réflexion sur le fonctionnement de la fiction et du temps et navigue avec fluidité entre culture geek et roman psychologique. L’on comprend assez vite qu’ici le voyage dans le temps n’a pas pour vocation la modification de l’Histoire, mais est plutôt à envisager sous l’angle du rapport entretenu par chacun avec sa propre temporalité, la façon d’intégrer son passé, son présent, son futur et son conditionnel. Les voyageurs spatio-temporels dépannés par le héros sont d’ailleurs presque tous coincés au moment précis de leur vie où ils ont échoué, où les choses ont commencé à dégénérer. « Le point culminant de la courbe », auquel tous choisissent de se confronter de nouveau.
Au cœur du livre, au-delà de l’humour et de la science-fiction, réside la relation entre un fils et son père disparu. L’obsession de ce père à rejoindre l’élite scientifique en construisant une machine à voyager dans le temps dans son garage. La fuite de la mère qui choisit de s’enfermer dans une boucle temporelle d’une heure dans laquelle elle revit indéfiniment un dîner en famille parfait. Le rêve de deux émigrés de réussir dans un nouveau pays loin des rizières, leurs disputes incessantes provoquées par leur incapacité à s’élever au-dessus du bas de la classe moyenne. Le temps passé à tenter de s’évader, de s’affranchir de sa vie pour ne pas l’affronter. David Meulemans, éditeur et fondateur des Forges de Vulcain, parle avec justesse d’« un texte conçu comme un cadeau piégé, qui attire son lecteur grâce à son humour, à sa SF rétro, mais qui, à terme, se révèle être un roman, d’un point de vue psychologique, infiniment plus juste et émouvant qu’une bonne part de la littérature naturaliste et réaliste qu’on peut lire de nos jours ».
Guide de survie pour le voyageur du temps amateur parvient sans prétention à faire rire aux éclats, à toucher, à interroger et faire cogiter le lecteur dans un même mouvement. Si tous les livres en faisaient autant, ce serait merveilleux. Les éditions Aux forges de Vulcain, qui dans leur manifeste « espèrent plaire et instruire » et « souhaitent changer la figure du monde », s’y attellent.
A lire : l’interview de David Meulemans par Marcelline.
Le Charles Yu réel est un auteur américain et un des story editors de la série Westworld. How to Live Safely in a Science Fictional Universe (en VO) est son premier roman.