Une maison habitée par une entité terrifiante, une chasse aux fantômes lugubre alors que l’orage déchire la nuit… Le cadre est posé, et l’on entre dans l’univers de Lovecraft, où “la peur rôde”… C’est à une figure inclassable, à un monument inimitable que l’on s’attaque en ouvrant un roman de l’auteur américain. “La peur qui rôde“, c’est tout l’univers de Lovecraft résumé en une quarantaine de pages, dans une nouvelle oppressante et fébrile, que l’on lira avec un plaisir malsain, la gorge nouée par l’angoisse dès les premières lignes.
5 août 1921.
Arrivé depuis trois semaines dans la région des Catdkills Mountains, au sud de New York, le narrateur prépare une expédition nocturne dans une maison que les habitants de la région disent hantée. Si jusqu’ici la bâtisse en ruine n’avait pas retenu son attention, de récents événements l’ont fait changer d’avis. Le massacre effroyable d’un village entier par une nuit d’orage fait les gros titres jusqu’à New York, et toute la région craint que ne résonne à nouveau le tonnerre aux abords de la maison des Martense…
Chasseur d’occulte en quête de frisson
“Il y avait de l’orage dans l’air, la nuit où je me rendis à la maison abandonnée du Mont des Tempêtes pour y découvrir “la peur qui rôde”.“
Secondé par deux acolytes, le narrateur a minutieusement planifié son opération : il patientera une nuit entière dans la maison, alors qu’au dehors, le ciel est traversé par les éclairs. L’on comprend bien vite que le métier du personnage est de chasser ces créatures ésotériques que les locaux craignent. Le calme dont il fait preuve, qui tranche avec la fébrilité des journalistes et la peur des montagnards, en est la preuve flagrante. Pourtant, en poste dans la maison délabrée, un je-ne-sais-quoi le met mal à l’aise pour la première fois de sa carrière.
Un point de départ intéressant, donc, promesse d’une petite heure de lecture pour ceux qui aiment les romans noirs teintés de superstition, surtout ceux qui se nourrissent des peurs des hommes. C’est précisément en cela que Lovecraft s’illustre avec cette nouvelle : non seulement il effraie le narrateur, il le panique, le pousse à la démence, mais en plus de ça il terrifie le lecteur dans le même temps.
Si des noms propres apparaissent à plusieurs reprises dans la nouvelle, jamais l’on ne connait le nom du narrateur. Cette façon de procéder est d’autant plus immersive que le chasseur de spectre n’a pas une personnalité franchement dessinée (difficile en 40 pages, me direz-vous…), et l’on oublie facilement que l’on n’est pas soi-même le personnage principal. Immersive, c’est exactement le mot qui caractérise cette fiction d’horreur propre à Lovecraft. L’on a tellement l’impression d’appartenir au roman, de chercher, de craindre, de fuir, et d’avoir peur à la place du narrateur que l’on a des sueurs froides au premier contact avec “la peur qui rôde”.
Une créature sans forme : “la peur qui rôde“
“L’ombre que je voyais sur cette cheminée n’était ni celle de George Bennett, ni celle d’aucune créature humaine, mais une anomalie sans forme, un blasphème vivant sorti du fond de l’enfer, une abomination sans forme et sans nom que l’esprit se refuse à concevoir et que la plume est impuissante à décrire.”
La campagne est sombre, hostile, on a l’impression d’y être prisonnier comme dans quelque toile d’araignée. Et plus l’on s’enfonce dans le mystère de la maison abandonnée, plus l’on s’approche du cœur de la toile, là où attend cachée la créature. A l’affût.
“C’est là la légende au sujet de la famille au destin tragique qui jadis occupait la maison.”
Plus effrayant encore est ce démon sans visage dont la présence hante la nouvelle toute entière. Plutôt que de le décrire longuement avec des mots, Lovecraft laisse le soin au lecteur de s’imaginer sa propre “peur qui rôde”. Car rien n’est plus foisonnant que l’esprit du lecteur qui invente de lui-même une “chose” proprement terrifiante.
Le sens de la formule
L’essentiel de ce texte alterne en effet entre peur, horreur, et une irrépressible envie de replonger au cœur de la tourmente dès que le rythme s’apaise un peu. La narration oscille entre des phases où le narrateur rencontre (le mot est faible) la créature et d’autres où il la cherche inlassablement, refusant de s’avouer vaincu.
“Et dans ce qui restait de sa tête rongée et creusée, il n’y avait plus de visage.”
Un point à souligner, flagrant dans toute la nouvelle, c’est la pertinence de chaque mot du texte. Il n’y a pas à dire, l’auteur a le sens de la formule ! Toujours plus avant dans l’horreur ! Sans trop en dire… Lovecraft est tout en sous-entendus et en images suggérées. Ce sont des phrases chocs et des termes savamment choisis qui font toute la puissance de ces quelques pages.
Du reste, les descriptions sont fluides, brèves, ni trop détaillées, ni trop sommaires. L’on s’imagine sans difficulté (pour notre plus grand malheur) ces arbres décharnés et brûlés par la foudre le long des chemins de montagne, cette lueur macabre et rougeâtre du sang des cadavres déchiquetés, ou encore cette indicible peur qui tenaillera le narrateur (et le lecteur, tant qu’à faire) tout au long du récit.
Lovecraft : une œuvre inclassable
Les plus otakus d’entre nous esquisseront un léger sourire, car l’on va effectuer un petit détour par l’excellent manga Bungo Stray Dogs (écrit par Kafka Asagiri, dessiné par Sango Harukawa, et porté sur les écrans par le studio Bones) en guise de conclusion, afin de souligner la spécificité de l’œuvre de Lovecraft. Pour ceux qui auraient une impression de déjà-vu, je vous renvoie aux réflexions que j’ai déjà eues à propos de cet anime dans mon précédent article sur La Déchéance d’un homme d’Osamu Dazaï.
Dans cette série, chacun des personnages porte un nom d’auteur célèbre, et est pourvu d’un pouvoir surpuissant ; celui-ci est justement nommé en hommage à l’ouvrage le plus brillant de l’écrivain que le protagoniste est censé représenter. Lovecraft est un personnage extrêmement puissant, et son design soigné est fidèle à l’univers de son œuvre. Pour autant, il est le seul de ces protagonistes qui ne possède pas d’arme. Questionné à ce sujet, le scénariste Kafka Asagiri soulignera ce point essentiel de l’oeuvre lovecraftienne : les écrits de l’auteur américain, qui ne sauraient se résumer en un seul ouvrage, ne peuvent être perçus que comme une anomalie de la littérature.
Lovecraft, Lovecraft…
Sombres et malsains, les écrits de Lovecraft se distinguent les uns des autres par une approche toujours différente de l’horreur et de la peur. Et c’est finalement cela qui fait de lui un maître dans son domaine, un écrivain dont l’écriture touche toujours juste, et qui sait quel sentiment faire naître pour laisser le lecteur sans voix à la fin de chacun de ses romans. Ce sentiment dont Lovecraft s’est rendu maître, c’est le désir malsain de la peur, pulsion inavouée que nous prendrons tous plaisir à assouvir en lisant l’oeuvre de ce génie du roman d’horreur.
H.P.Lovecraft, La peur qui rôde et autres nouvelles, Folio, traduit de l’américain par Yves Rivières (2€).
Marc