Theresienstadt est une ville fortifiée à 60 km de Prague dont la configuration a donné l’idée aux nazis d’en faire un ghetto juif. De par sa nature – une ville, donc, avec des vraies maisons, des vraies rues, elle était différente des autres camps vers lesquels partaient régulièrement des trains de prisonniers. Le régime nazi a vu là une opportunité de faire diversion, en en faisant le lieu d’une mise en scène insupportablement cynique : cette ville serait le camp modèle, celui qu’on montrerait aux inspecteurs de la Croix Rouge pour rassurer sur le sort réservé aux juifs pendant la seconde guerre mondiale.
Sous l’impulsion de l’appareil de propagande nazi, la ville devient le décor d’un film de publicité : on y bâtit des jeux pour les enfants, auxquels les enfants ne joueront jamais, on fait nettoyer les rues à ses “habitants”, on repeint les façades : en plus de la visite prévue de la Croix Rouge, un film sera tourné, des photos seront prises, bâtissant une muraille supplémentaire entre ces prisonniers devant se prêter à cette supercherie et le monde libre que la plupart ne reverront jamais.
La Croix Rouge ne pousse pas la visite au-delà des balises prévues, ne demande à rien voir d’autre, accepte le spectacle qu’on lui met sous le nez. Le plan fonctionne : on ne veut voir que ce que les nazis donnent à voir.
Hélène Gaudy interroge d’abord ces lieux, l’agencement de la ville, son architecture, les photographies prises dans le cadre de cette grande mise en scène, mais décrit aussi la vie des prisonniers restés là, l’organisation de l’existence dans ce faux paradis pour déportés. Elle questionne le tourisme actuel autour de ces lieux de la Shoah, les babioles et les bus proposant des visites d’Auschwitz.
Elle va voir des rescapés, recueille leur parole grâce à une interprète locale qui lui fait rencontrer la maire de Theresienstadt, qui se désespère de la pesanteur qui règne dans la ville-mémoire : impossible d’y imaginer un futur florissant, le passé a plombé toutes ces existences. En France, Hélène Gaudy nous conduit à Drancy, à la cité de la Muette, autre lieu actuel de vie autrefois lieu de concentration souffrant des mêmes problématiques, et où séjourneront notamment Robert Desnos et Max Jacob.
Ce livre est une déambulation extrêmement bien documentée, qui pose de nombreuses questions passionnantes sur l’histoire et le présent, sur le devoir de mémoire et le poids de cette mémoire, mais aussi sur la bonne façon de traiter de ces sujets. Un ancien déporté, méfiant, s’agace et s’amuse de ce besoin de ceux qui ne savent pas de romancer toutes ces choses, leur donnant un vernis qui couvre le réel. Hélène Gaudy leur fait honneur : elle dit ce qu’elle sait, questionne ce qu’elle ne sait pas, toujours en restant dans les limites de la réalité. Pourtant son récit est extrêmement littéraire, partout surgissent des descriptions très précises qui font mouche, nous mettent sur ses pas. Ce mélange entre un essai historique et un style littéraire font d’Une île, une forteresse, une lecture passionnante et nécessaire, qu’on soit ou non habitués à lire des documents.
Une île une forteresse, d’Hélène Gaudy
Inculte
6 janvier 2016
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