Comment vous est venue l’idée de Mister Caspian and Herr Felix ?
J’étais dans un train en Allemagne. Il faisait nuit et je regardais par la fenêtre de mon compartiment. La voie à côté de la mienne était vide. Et soudainement sont arrivées les apparitions. J’ai vu des wagons fantomatiques remplis d’ombres humaines en route pour un rendez-vous avec la mort dans les camps de concentration. L’immensité de leur désespoir était gravée dans l’air. Ou disons plutôt qu’elle était gravée dans l’esprit de l’Allemagne elle-même et je l’ai perçue et elle m’a hantée en retour, s’accrochant à moi avec ses mains spectrales.
Quand je suis retourné en Amérique, j’étais encore hanté par l’apparition de ces wagons. Elle m’a accompagnée lorsque j’étais dans un studio d’enregistrement à Hollywood en train de regarder l’acteur principal, appelons-le Mister Caspian, jouer son rôle devant les caméras. J’ai pensé : et si ce charmant acteur arrivait dans mon apparition ? Je savais à quel point l’apparition était forte. Et si elle avalait Caspian et le recrachait à la place d’un homme en Allemagne nazie ? Quel homme serait-il ? Je pensais qu’il devait être Herr Felix de Berlin, un gangster charmant et apolitique, un homme de l’ombre qui vend des stocks du marché noir à des showgirls. L’acteur est entraîné dans la pègre de Berlin et le gangster devant les caméras à Hollywood. Chacun doit alors utiliser ses talents afin de vivre dans des circumstances radicalement différentes. Comment est-ce qu’une star d’Hollywood, habitué à être adulé, se porte dans l’atmosphère violente de la pègre de Berlin ? Le rôle du gangster semble plus facile : il a seulement à s’adapter à la duplicité d’Hollywood. Ou il y aurait-il d’autres écueils dans la vie d’une star ? Alors que je me plongeais dans ces possibilités, j’ai ressenti une présence inexplicable s’imposer à mon esprit et, au final, je me sentais comme Mister Caspian, me débattant dans un rôle que je ne m’étais jamais attendu à jouer.
Combien de temps cela vous prend-t-il d’écrire un roman ? Comment travaillez-vous ?
J’ai écris The Fan Man en quelques semaines. The Amphora Project a pris des années. J’ai commencé ma carrière artistique en tant qu’acteur, c’est probablement pourquoi je travaille comme un acteur prépare un rôle. Le grand acteur-réalisateur russe Stanislavski en a très bien parlé : quand il était jeune, il devait jouer le rôle d’une personnage bourgeois. Les seuls amis qu’il avait étaient des parias du monde des arts et n’avaient rien de très bourgeois. Donc il est sorti, a trouvé une maison qui avait l’air bourgeoise et a frappé à la porte. Quand la maîtresse de maison lui a ouvert, il lui a expliqué sa situation et lui a demandé s’il pouvait dîner avec sa famille. Il devait être un jeune homme très convaincant car elle a accepté qu’il se joigne à eux pour le dîner. Il a absorbé leurs manières, tout ce qu’il lui fallait pour jouer son rôle avec assurance. Deuxième exemple : quand le grand acteur Alec Guinness voyait quelqu’un avec une façon de marcher qu’il pensait pouvoir utiliser un jour, il suivait cette personne jusqu’à avoir maîtrisé sa façon de marcher. Puis il la gardait en réserve pour plus tard. Je travaille plus ou moins de la même manière, en examinant chaque aspect du personnage, comment ils agissent et comment ils parlent.
L’intrigue peut survenir comme un flash, tout entier en un moment. Dès fois, je tâtonne, je me retrouve dans une allée sans issue en me demandant comment je suis arrivé là et comment m’en sortir. Alors je dois attendre. Un guide arrivera peut-être. Sinon, tant pis [en français dans le texte], je mets le livre de côté pour une autre fois. J’attends toujours pour certains.
En ce qui concerne le récit dans son ensemble : je visite des expositions de pierres précieuses. C’est très instructif. Les pierres précieuses peuvent vous séduire, elles sont le feu de la terre. J’ai observé des joailliers trier des poignées de petites gemmes. Les mots sont des gemmes à trier et à disposer pour qu’ils puissent scintiller, attirant ainsi l’âme de ceux qui s’y attendent le moins.
Certains auteurs écrivent parce qu’ils sont motivés par quelque chose : délivrer un message, partager leur sagesse, laisser quelque chose à la postérité, ou un mélange de tout cela. Certains sont amoureux des mots ou ont une histoire à raconter. Par quoi êtes-vous motivés ?
Quelque chose d’indistinct et d’obscur essaye de se faire reconnaitre à travers moi. Il y a longtemps que je me suis mis à son service.
The Fan Man, The Swimmer and the Secret Sea, Midnight Examiner, Doctor Rat… Ils apportent tous des expériences de lecture très différentes. Il y a-t-il un lien entre tous vos romans ? Peut-être quelque chose comme une sorte d’amour pour l’humanité ? Un humanisme fort mais néanmoins lucide ?
Ils représentent différentes périodes de réflexion.
L’humanisme cherche la solution aux problèmes humains uniquement par des moyens rationnels. Mon approche n’est pas de celles qu’on appellerait rationnelles. Un acteur d’Hollywood qui découvre qu’il a une deuxième âme, celle d’un vendeur du marché noir en Allemagne sous le règne nazi, c’est irrationnel. Des critiques ont suggéré que j’essayais de dire qu’au fond, nous sommes tous pareils, que la culpabilité des hommes est collective.C’est une conclusion raisonnable mais ce n’était pas mon but. J’étais perturbé par une apparition en Allemagne. Puis j’ai été frappé par l’atmosphère captivante d’un studio d’enregistrement à Hollywood, avec ses ombres et ses lumières, dans lesquelles j’ai vu l’apparition à nouveau. J’ai été inspiré à lier ces éléments. Je suis profondément métaphysicien et mon inspiration m’emmène vers l’inconnu où le bien et le mal sont partenaires égaux et l’humanisme est opposé par une puissante autorité qui fut jadis appelée Méphistophélès. Et c’est pourquoi j’ai été déchiré en écrivant Mister Caspian and Herr Felix.
Fan Man et Midnight Examiner sont remplis de personnages en marge : magnifiques losers, marginaux au cœur tendre… Votre empathie pour ces personnages semble profonde et inconditionnelle. De plus, malgré leurs faiblesses indéniables, ils sont poussés par le désir de faire le bien. Pouvons-nous dire que ces livres sont une sorte d’anti-cynisme ?
Le Fan Man veut faire le bien, veut faire chanter tout le monde dans son Chœur de l’Amour. S’il était juste un gentil, le fait que son concert devienne un succès ne serait pas aussi satisfaisant. Mais, parce qu’il est un loser irrécupérable, sa réussite est d’autant plus admirable, même s’il n’est pas là pour la voir. Il est quelque part ailleurs, complètement high.
Que ressentez-vous pour ces personnages ?
J’adore mes personnages. Quand je travaillais sur Midnight Examiner, l’éditeur m’a donné un gros titre qui lui était apparu dans un rêve : En Amérique du Sud, une femme donne naissance à des chiots. Je me suis dis : si j’arrive à écrire ça, je peux tout écrire. C’était un bon entraînement. Toutes les personnes qui ont travaillé sur ce livre sont cultivées, talentueuses, sympathiques. Mais on écrivait des histoires complètement folles. Nous ne les écrivions pas avec cynisme. Nous nous sommes fixés ce défi artistique d’essayer de rendre ce grand n’importe quoi crédible. C’est difficile de trouver un métier comme celui-là, où le grotesque le plus improbable est encouragé. Ça fait passer les journées très rapidement.
Vos livres sont souvent très drôles, et à la fois satiriques, presque acides : quel est pour vous le rôle de l’humour en littérature, comment et pourquoi vous en servez-vous ?
Sur son lit de mort, un grand acteur a dit : “Mourir c’est facile, la comédie c’est difficile” C’est pourquoi on n’en trouve pas beaucoup en littérature. Hemingway utilise rarement l’humour, mais lorsqu’il le fait, c’est toujours d’une façon subtile et merveilleuse. Mais s’il n’avait jamais écrit que de l’humour, il ne serait jamais devenu Ernest Hemingway parce que son métier [en français dans le texte] était la guerre. Je n’ai jamais sauté sur un obus : j’ai écrit des sketchs comiques pour les acteurs, puis j’ai écrit des histoires démentes pour The Midnight Examiner. J’ai vu Joan Rivers dans la boîte de nuit d’un petit village de Greenwich avant qu’on entende parler d’elle mais je savais que c’était un génie. J’avais une oreille pour la comédie, je l’entendais tout autour de moi et je connaissais les merveilles qu’elle pouvait accomplir. Mais c’est difficile, comme l’a dit l’acteur. Son rôle en littérature ? Elle nous révèle que l’auteur est très perceptif, qu’il a regardé les autres de près, qu’il a approprié leurs idiosyncrasies. Le lecteur commence à se détendre, il sent que l’auteur sait où il va, qu’il sait plus de choses sur ceux dont il parle que ces personnes elles-mêmes. Par exemple, un personnage ne sait pas qu’il est drôle, mais nous le savons. Ce personnage montre son point de vue sur la vie, ce qui indique où il en est, c’est-à-dire nulle part. Mais lui, il est terriblement sérieux. Et c’est très drôle.
L’humour est un pouvoir espiègle. Les blagues trop flagrantes sont mortelles. On ne peut pas faire des blagues dans un roman. L’humour doit apparaître nonchalant, comme une arrière-pensée, un soit-dit-en-passant. A ce moment là, l’espiègle apparaît.
En plus de l’humour, vous maniez la satire avec talent ! Les “consummate hippies” dans Fan Man, le monde littéraire avec The Bear, la domination des hommes sur les animaux dans Doctor Rat, Hollywood dans Mister Caspian… Grossir le trait permet d’ouvrir les yeux sur les travers de la société, est-ce important pour vous de pointer ces travers dans vos romans ?
The Bear Went Over The Mountain, mon roman à propos d’un ours qui devient un auteur de best-sellers, est une immense satire qui montre que le public est facilement séduit par les apparences. Mais en réalité, je l’ai écris parce que j’adorais l’idée d’un ours à sa propre soirée inaugurale. Il commanderait toute la nourriture : du miel, des donuts et de la glace.
The Midnight Examiner pourrait être appelé une satire même si les tabloïdes sont plutôt difficiles à satiriser parce qu’ils sont déjà ridicules à l’origine. Leurs histoires auraient pu être écrites par des extraterrestres. Dès fois, je me sentais comme un extraterrestre. C’est peut-être la raison pour laquelle j’ai pu écrire E.T. en un mois. Bien sûr j’avais aussi l’aide de Steven Spielberg et de Melissa Matheson et de leur brillant scénario.
Vous avez un grand talent pour donner au “noir” des couleurs. En France, vous êtes associés avec des auteurs comme Donald Westlake, Duane Swierczynski, Tim Dorsey ou Mark Haskell Smith, tous publiés dans la collection Rivages noirs. Malgré les différences entre tous ces auteurs, que pensez-vous de ce genre de classification ?
Ce sont quatre auteurs très talentueux, donc je suis heureux d’être classé avec eux.
Pour un lecteur français qui n’a pas accès à tous vos romans en traduction française, The Swimmer in the Secret Sea est très spécial. Un véritable choc. C’est une immersion profonde mais simple dans ce qui constitue la complexité de la vie et la terrible beauté de l’amour… Vous faîtes rires les lecteurs avec beaucoup de vos livres, mais celui-ci les fait pleurer. Quelle place ce roman tient-il dans votre œuvre ? Quelle était votre intention ?
J’ai vécu la perte d’un enfant. Je savais que je n’étais pas le premier homme à qui ça arrivait et je voulais m’adresser à eux pour leur dire qu’ils n’étaient pas seuls. J’étais menuisier à l’époque et j’ai fais le cercueil de mon fils. Je l’ai tiré sur un traineau à travers les bois enneigés du grand nord et je l’ai enterré au plus profond de la forêt. Pendant ce bref moment, j’ai ressenti le pouvoir sublime de l’existence comme si je touchais tout ce qui m’entourait jusqu’aux étoiles. Et puis ça a pris fin et j’ai pu respirer normalement à nouveau. J’ai reçu beaucoup de lettres de couples qui m’ont dit que je les avais aidés à surmonter leur propre deuil.
Dans Doctor Rat et The Bear Went Over the Mountain, vous accordez une place centrale aux animaux afin de mieux dévoiler les défauts des êtres humains. Nous observons la réalité à travers les yeux des animaux et le résultat est sans concession mais toujours drôle. L’ironie est évidente mais sans malice. Pourquoi avoir choisi les animaux ?
Je vis dans désert du Sud-ouest de l’Amérique pendant l’hiver et un troupeau de coyotes vit dans les environs. Tous les jours, au moins un coyote s’aventure près de ma maison. Quelques fois, nos regards se croisent. Le niveau d’ingéniosité que j’y vois me surprend toujours, comme s’ils me jugeaient. Donc quand j’ai eu recours à des animaux, c’est généralement pour qu’ils jugent les êtres humains, souvent de façon inexacte, mais c’est ce qui est drôle. Quant à la malice, c’est difficile d’en attribuer à un animal, même à un chat jouant avec une souris. Ils le font pour s’entraîner : si la souris essaye de faire ça, je ferai ça. Donc, dans mes livres, quand les animaux commentent, ils le font sans malice parce qu’ils n’en sont pas capables. Du coup, l’ironie est pure et, ainsi, plus efficace.
Est-ce qu’on peut voir ces livres comme une réponse à l’épineuse question : comment être lucide sans céder au désespoir ?
La lucidité humaine demande une certaine mesure de désespoir. Les joueurs de basket professionnels évoquent des moments où la lucidité s’abat sur les deux équipes adversaires en même temps et tout devient grâce et rythme, et la compétitivité n’a plus d’importance. Ce qui compte est ce sublime sentiment de lucidité. De tels moments, en sport, sont toujours précédés par un moment de désespoir. Mais les animaux sont lucides sans désespoir parce qu’ils ne se sont jamais aventurés au-delà de la pureté de leur instinct. Quand je regarde dans les yeux d’un coyote, je perçois cette lucidité. Elle y brûle constamment.
Quand je vivais dans les tropiques, je travaillais sur un porche couvert d’une moustiquaire. Un jour, un chaus (un chat de jungle) est passé devant mon porche, s’est arrêté et m’a regardé avec mépris. Il savait que j’étais dans une cage et qu’il était libre. Il s’est exprimé à ce sujet en urinant sur ma moustiquaire avant de s’en aller tranquillement.
Quels sont leurs auteurs qui ont inspiré votre œuvre ?
Ernest Hemingway a été ma première inspiration. Et il continue de m’inspirer. Son roman,
The Sun Also Rises (Le soleil se lève aussi) est un chef d’œuvre de subtilité. Il s’est créé écrivant dans des cafés parisiens. Je l’imagine toujours comme ça et, à chaque fois, j’apprend quelque chose sur le fait de créer le monde à partir de soi-même.
Votre poète Rimbaud n’est jamais loin de mon bureau. Je regarde ses vers et je suis sans cesse impressionné par sa manière de briser les lois de la convention. Cocteau disait : “Nous savons que Rimbaud a volé son feu, mais d’où ?” Nous ne le saurons jamais mais l’effort de chercher la réponse raffine l’esprit.
Jean Rhys a évoqué Paris de façon très belle dans After Leaving Mr. McKenzie (traduit en français par Quai des Grands-Augustins) Elle écrivait avec une perspicacité stupéfiante et dans une prose fine et directe, sans un seul mot de trop. Elle se voyait elle-même et les autres très clairement. Elle est une de mes inspirations.
Colette est merveilleuse, et Camus aussi. Mais Jean Genet est mon favori. Il est l’envers de la pièce, l’étranger total. Quand je lis ses romans splendides, je ne peux tout simplement pas imaginer comment ce criminel sans éducation est devenu un maître de la langue. Il a dit quelque part : “La poésie la plus belle est écrite sur les murs d’une prison.” Ce qu’il voulait dire, c’était que même le nom d’un homme, écrit sur le mur d’une cellule, vient du cœur absolu que nous pouvons trouver en enfer.
Je dois le lire lentement car ses pensées viennent des ténèbres et prennent du temps à se transformer en lumière.
Qui est votre dernier coup de cœur littéraire ?
Ma femme, Elizabeth Gundy qui écrit à propos de l’amour et d’autres sujets de grande importance avec délicatesse.
Trad. Anne-Victoire