Jacob’s Room (La Chambre de Jacob) est un roman de Virginia Woolf, publié en 1922.
1922 est aussi l’année où Ulysses de James Joyce et The Wasteland de T.S. Eliot ont été publiés. Il s’agit d’un tournant majeur de la littérature vers la modernité.
Jacob’s Room est aussi un tournant majeur dans l’écriture même de Viriginia Woolf. Ses deux premiers romans, The Voyage Out (La Traversée des Apparences) et Night and Day (Nuit et Jour) étant plus ‘classiques’. Comme elle l’a elle-même annoncé, Jacob’s Room est son premier roman expérimental, le premier pas vers l’impressionnante modernité dont elle fera preuve dans ses futurs romans comme Vers le Phare.
En effet, ce roman est une rupture de la tradition du roman de la période Edouardienne anglaise (1901-1912) Nous pouvons commencer notre kit de survie avec cette rupture :
- une rupture, en littérature en tous cas, ne dit pas ‘oublier le passé’ mais réagir face à ce passé. En écrivant Jacob’s Room, Virginia Woolf réagit, contredit le passé de la littérature. Evidemment, vous n’êtes pas obligés d’avoir lu absolument tous les romans anglais ou même tous les romans anglais édouardiens pour comprendre exactement en quoi ce roman est moderne, mais gardez à l’esprit que tout ce que vous connaissez sur le roman avant 1922 est analysé et ré-écrit. Le titre, par exemple, Jacob’s Room, pourra vous faire penser à Balzac qui, dans sa Comédie Humaine, décrit systématiquement les chambres de ses personnages comme étant le reflet du personnage lui-même. Au début de Splendeurs et misères des courtisanes, le narrateur omniscient décrit la chambre de la courtisane Esther et la suite du roman confirmera ce portrait déguisé de la jeune femme. La chambre symbolise les splendeurs et les misères qui attendent Esther. Avec un titre tel que La Chambre de Jacob, le lecteur s’attend à un passage où le narrateur décrit la chambre du personnage principal, ce qui nous permettra de mieux le comprendre… Gardez toutes vos attentes sur le roman à l’esprit et préparez-vous à les remettre en question.
- Virginia Woolf est l’auteure de journaux tout à fait passionnants et d’une correspondance tout aussi fascinante. Elle a écrit de nombreux essais et articles sur la littérature. Absolument tout ce que Virginia Woolf a écrit vaut la peine d’être lu (votre humble narratrice lirait la liste de courses de Virginia Woolf si elle en avait l’occasion) Cela dit, si vous n’avez pas envie d’attaquer tous les journaux de Virginia Woolf avant de commencer la lecture de Jacob’s Room, voici quelques oeuvres par lesquelles vous pouvez commencer et qui vous aider à comprendre le roman dont nous parlons (mise en abîme des listes)
– ”A Sketch From the Past” (Un croquis du passé) est un très court écrit dans lequel Virginia Woolf raconte son enfance et parle de sa famille, notamment de son frère, Thoby Stephens, qui a inspiré le personnage de Jacob.
– ”An Unwritten Novel” est un essai de Virginia Woolf sur la narration qui est essentiel à la compréhension de Jacob’s Room. Publié un an avant ce roman, ”An Unwritten Novel” retrace le cheminement de la pensée (le fameux ‘stream of consciousness’) d’un narrateur dont on ne connait rien sinon ses pensées alors qu’il / elle observe une femme assise en face de lui / d’elle dans un train. Le narrateur (la narratrice) essaye de deviner qui est cette femme et émet plusieurs hypothèses sur son identité. A la fin, cependant, le narrateur se rend compte que toutes ses hypothèses sont fausses. Il y a un passage dans Jacob’s Room qui reprend exactement cette situation et, pour le comprendre, et comprendre toute la narration du roman, vous allez avoir besoin de lire ”An Unwritten Novel”.
– Finalement, A Room of One’s Own (Une chambre à soi), publié en 1929 est une sorte de miroir de Jacob’s Room. Virginia Woolf y aborde des thèmes qui apparaissent déjà, dans une forme plus allusive, dans Jacob’s Room. Dans A Room of One’s Own, Virginia Woolf reprend ces thèmes et les explore plus en profondeur. On y retrouve notamment le thème de l’éducation des femmes et de la place des femmes dans la littérature. C’est un essai capital dans l’histoire du féminisme et, même si vous n’avez pas prévu de lire Jacob’s Room, votre humble narratrice vous conseille A Room of One’s Own.
- pour ne pas encombrer votre kit de survie, votre humble narratrice va terminer sur l’histoire de la peinture. La soeur de Virginia Woolf, Vanessa Bell, était peintre et un autre membre du Bloomsbury Group dont elles faisaient toutes les deux partie, n’était nul autre que Roger Fry, le peintre et critique qui a nommé le Post-Impressionisme et qui a écrit sur Paul Cézanne, Gauguin, Manet, Matisse et Van Gogh. Ainsi entourée, Virginia Woolf est profondément inspirée par la peinture. L’influence va des nombreux personnages peintres qui traversent toute son oeuvre jusqu’à la façon même dont Virginia Woolf écrit. Pour Jacob’s Room, vous pouvez vous concentrer sur le cubisme. Prenons exemple sur Picasso : vous connaissez ses portraits où le sujet est peint de face et de profil à la fois ? C’est dans cette volonté de capturer le sujet dans son ensemble que le peintre représente le sujet sous ces deux angles dans un même tableau. Dans Jacob’s Room, Virginia Woolf exprime cette même volonté et montre également les limites de cette technique. Elle essaye de représenter Jacob sous plusieurs angles mais ne réussit jamais à produire un tableau complet de Jacob, son personnage principal.
La théorie sur laquelle Jacob’s Room est écrit peut être résumée ainsi : on ne connait jamais personne complètement. Même si elle nous semble évidente dans notre vie quotidienne, cette théorie est absolument innovante pour notre expérience de lecteurs. En général, on attend d’un roman qu’il nous présente le personnage principal de façon qu’on ait l’impression d’avoir toutes les informations nécessaires à la compréhension de ce personnage. Le narrateur, particulièrement le narrateur omniscient (qui est le cas dans la plupart des romans) donne au lecteur toutes les informations dont il peut avoir besoin, même les informations qui échappent aux personnages concernés. Si le quiproquo est drôle, c’est parce que le lecteur comprend ce que les personnages ne comprennent pas.
Virginia Woolf nous invite à prendre le contrepied du narrateur omniscient. Tout au long du roman, Jacob est perçu et décrit par plusieurs personnages. Ces personnages ne connaissent pas Jacob mais ils le décrivent comme ils peuvent. Comme votre humble narratrice vous l’a déjà expliqué, ces personnages ne voient pas Jacob tel qu’il est, ces personnages voient Jacob à travers leur propre identité, leur propre point de vue. Dans Jacob’s Room comme dans ”An Unwritten Novel”, Virginia Woolf explique que nous voyons les gens que nous rencontrons comme nous voyons les gens dans un omnibus (ou dans un train si vous préférez) : on les croise, on les voit dans un instant, on émet des hypothèses et finalement, ils nous échappent sans nous donner de réponse. Jacob’s Room est un roman en omnibus en quelques sortes : on voit des images de Jacob, des images des personnages qui voient et décrivent Jacob, mais on ne le saisit jamais en plein.
En effet, dans la majorité des cas, le narrateur nous donne plus d’informations sur le personnage qui observe Jacob que sur Jacob lui-même. Une phrase d’Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray pourra vous venir à l’esprit : un portrait est plus un portrait de l’artiste qu’un portrait du modèle. Revenons à Picasso, par exemple, nous connaissons plus le style du peintre que l’identité du modèle. Il en va de même pour Jacob : nous connaissons plus le style de Virginia Woolf que l’identité de Jacob qui est pourtant le personnage principal.
Jacob’s Room, c’est un peu comme si le narrateur vous tendait un milliers de morceaux de faïence et vous disait de composer une mosaïque de Jacob avec alors que vous n’avez strictement aucune idée de ce à quoi Jacob ressemble.
Tout comme les portraits des cubistes, le portrait de Jacob que le roman créé est un portrait en fragments de points de vue. Les chapitres, les paragraphes, tout indique la fragmentation des impressions, des points de vue.
Et le plus angoissant, c’est que le narrateur que nous pensions être une sorte de narrateur omniscient, révèle ne pas être capable de connaître Jacob non plus et ce, au beau milieu du roman. Le narrateur, en réalité une narratrice (probablement Virginia Woolf elle-même, vu la description qu’elle donne de la narratrice) ne peut pas apporter au lecteur les réponses qu’il cherche. Le pacte implicite entre le lecteur et le narrateur est trahi au beau milieu du roman.
La narratrice ne connait pas Jacob, les personnages qu’il croise ne connaissent pas Jacob, même ses amis les plus proches se rendent compte qu’ils ne connaissent pas Jacob (et vice versa), le lecteur ne connait pas Jacob. Personne ne connait Jacob et, à la fin du roman, il meurt de façon tragique et tout ce qu’il reste aussi bien aux personnages qu’au lecteur, ce sont ses chaussures.
Si la mosaïque de Jacob nous est refusée, la mosaïque des femmes qui le rencontrent ne l’est pas. Virginia Woolf nous donne avec empathie et justesse un très large panel de femmes toutes aussi différentes les unes que les autres. De la mère de Jacob, Mrs Flanders, à la nerveuse Mrs Norman qui pense peindre un portrait complet de Jacob dans le train en destination pour Cambridge, le narrateur nous donne une myriade de femmes, comme s’il essayait de peindre la femme en peignant toutes les femmes. Elles sont de différentes classes sociales, d’âges différents, elles ont des rêves différents, des histoires différentes… Elles ont des relations très différentes avec Jacob, mais au final, aucune ne le comprend. On peut dire que Jacob est l’élément central, l’aimant, qui attire toutes ces femmes comme la lumière du projecteur qui permet aux images d’apparaitre (ou comme la lumière qui nous permet de voir les étoiles)
En effet, même si le personnage principal est masculin, Virginia Woolf est une féministe convaincue et elle réfléchit aux genres (ce que les anglais appellent ”gender”) dans Jacob’s Room. Derrière de nombreux détails semés çà et là dans la narration, Virginia Woolf propose un discours sur les genres. Par exemple, à Cambridge, Jacob doit écrire une dissertation sur la question de l’Histoire comme étant la succession des biographies des ”Grands Hommes” or, quelques pages auparavant, le narrateur nous propose une description du temps qui passe à travers le changement des robes des femmes. Ces deux visions de l’Histoire se rencontrent comme en arrière-plan (mais soyons honnêtement, la magie de Virginia Woolf réside dans le fait que tout à l’air de se passer en arrière-plan, même l’intrigue principale) et révèlent l’influence du genre sur la vision de l’Histoire.
L’éducation et la place des femmes dans la littérature est également un sujet que l’on retrouve dans tous les romans de Virginia Woolf. Dans Jacob’s Room, tout est, encore une fois, peint furtivement, le sujet est abordé mais sans être explicitement approfondi, comme un exemple sans thèse. Virginia Woolf avait horreur des romans qui ne servent qu’à illustrer une thèse. Aucun de ses romans ne peuvent être résumés par une idée. Aucun. On retrouve Jacob, dans une des salles de lecture du British Museum, observé par une jeune femme, Miss Julia Hedge, une féministe qui travaille sur une théorie qui ne nous sera jamais révélée. Miss Julia Hedge observe les noms des ”Grands Hommes” de la littérature gravés en lettres d’or sur le dome du British Museum et, comme le nom l’indique, il ne s’agit que d’hommes. Le canon de la littérature anglaise, c’est-à-dire l’ensemble des textes qui sont dits définir la littérature anglaise, n’est constitué que d’hommes. Aucune des soeurs Brontë n’y figurent, George Eliot (qui malgré son pseudonyme masculin est bel et bien une femme) y est omise… Bref, les femmes sont exclues de l’Histoire et de la littérature, à la grande indifférence de Jacob.
Le plaisir qu’on a à lire Jacob’s Room n’est pas le simple plaisir de suivre une intrigue ou de regarder une scène se dérouler. C’est le plaisir d’observer quelque chose qu’on ne comprend pas vraiment, quelque chose qui nous échappe à moitié, comme la lumière qui ricoche sur une surface à plusieurs facettes et forme un arc-en-ciel dans la pièce. C’est un plaisir délicat qui demande beaucoup de patience et beaucoup de sensibilité, mais c’est un plaisir non moins intense parce qu’il est fragile. Et si votre humble narratrice devrait conclure cette chronique qui, elle l’espère, vous aura donné envie de lire ce roman, elle conclut comme cela : si quelqu’un détient la réponse à la grande question sur la vie, l’univers et le reste, c’est bien Viriginia Woolf. Il n’y a pas de réponse.
368 pages
Folio Classique
traduction d’Adolphe Haberer
Anne-Victoire
Bonjour , j’ai du lire ce livre pour l’école. Je suis tombée sur votre analyse et je dois dire que j’ai été surprise de sa justesse. C’est exactement ce que j’ai ressenti et observé après ma lecture. Honnêtement, ce n’était pas un livre facile à lire car c’était un trop flou pour moi . Mais c’est une expérience enrichissante.
J’ai beaucoup apprécié la qualité de cet article, extrêmement bien écrit. L’analyse très profonde qui est faite de ce roman m’a donné très très envie de le découvrir.
Bonjour ! Je suis ravie que cette humble chronique vous ai plue et je suis surtout ravie de vous avoir convaincue de lire Jacob’s Room !