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Javier Cercas – L’imposteur

«Je m’appelle Enric Marco et je suis né le 14 avril 1921, dix ans jour pour jour avant la proclamation de la Seconde République espagnole». Ainsi se présente Enric Marco lors des discours et des conférences qu’il a fait en tant que combattant du franquisme et ancien déporté – mêlant ainsi sa destinée à celle de son pays, racontant ainsi son histoire à travers celle de l’Espagne, corrélant ses souvenirs à la mémoire collective des Espagnols…
Sauf qu’Enric Marco est né le 12 avril 1921, qu’il ne s’est sans doute jamais engagé dans l’armée républicaine pendant la guerre civile espagnole, que, de la lutte antifranquiste dont il se dit acteur engagé il n’a été que spectateur résigné ; et qu’il n’a jamais mis les pieds dans le camp de concentration de Flossenburg.

En 2005, la révélation de son imposture a profondément ébranlé l’Espagne et divisé les Espagnols : il y a eu les accusateurs (car il a bafoué la mémoire des victimes de la dictature franquiste comme nazie), les défenseurs (car ses mensonges l’ont amené à soutenir une noble cause à l’échelle nationale) mais aussi les raisonneurs « pour expliquer que nous sommes tous des imposteurs et qu’à notre façon, nous réinventons tous notre passé, et que personne n’est étranger à la faute de Marco.»

En écrivant ce roman, Javier Cercas n’a pas essayer de réhabiliter, condamner ou même justifier, mais comprendre le personnage qu’est Marco. Comprendre comment et pourquoi un tel mensonge a pu naître – «La raison essentielle a été sa découverte du pouvoir du passé : il a découvert (…) que celui qui a la maîtrise du passé a celle du présent et celle de l’avenir.» – et surtout perdurer pendant plusieurs décennies.

«(…) il est bien sûr difficile de se départir de l’idée que certaines faiblesses collectives ont rendu possible le triomphe de la bouffonnerie de Marcos. (…) personne n’ose mettre en doute l’autorité de la victime, personne n’ose mettre en doute l’autorité du témoin : le retrait pusillanime devant cette double subordination – la première d’ordre moral, la seconde d’ordre intellectuel – a fait le lit de l’escroquerie de Marco»

Si Marco reconnaît avoir déguisé la vérité, il s’en défend la tête haute. Ce qu’il semble ne pas assumer, c’est son véritable passé, peu reluisant et dont il a voulu se détourner.
Mais «nous savons déjà qu’on arrive pas à dépasser le passé ou qu’il est très difficile de le faire, que le passé ne passe jamais, qu’il n’est même pas le passé – c’est Faulkner qui l’a dit – , qu’il n’est qu’une dimension du présent.»
Alors, face à l’impossible oubli du passé, il l’a falsifié pour devenir ce qu’il n’aurait jamais pu être autrement : une icône de la lutte antifranquiste, une figure historique de la mémoire collective.

Comment a t-il réussi l’imposture du siècle ?
En réinventant sa vie quand les opportunités se sont présentées. En se créant des souvenirs qui ne lui appartenaient pas mais qu’il s’est approprié. En se trouvant au bon endroit au bon moment. En profitant des situations de crises et des périodes de transition. En s’appuyant sur les bons interlocuteurs que ce soit à la CNT, la FAPAC ou à l’association espagnole des anciens déportés l’Amicale de Mauthausen ; mais surtout, en s’investissant avec ferveur dans ces organismes qui ont fait de lui leur homme providentiel et qui l’ont respectivement élevé au rang de secrétaire général, vice-président et président.

Ainsi, en réinventant son passé, il s’est construit un présent et a pris le contrôle de son avenir.

Tout au long de ce roman dense et ambitieux, Javier Cercas nous fait part de ses cas de conscience, des difficultés et des doutes qui l’ont accompagnés, des réserves émises quant à l’écriture de ce livre. Parce qu’il ne s’interroge pas seulement sur l’imposture de Marco mais aussi sur le rôle de l’écrivain qui, par nature, navigue entre réalité et fiction, a le don d’inventer à partir de faits réels, entremêlant le vrai et le faux, justement…

Alors, au-delà du défi littéraire que ce roman représente, quel était le but de Javier Cercas ? Extirper les vérités noyées dans l’immensité du mensonge ? Lui, qui, en tant qu’écrivain, se définit comme un imposteur ? Lui, qui nous a démontrer, avec force et persévérance, que tout bon mensonge est pétri de vérités ?

Javier Cercas tente plutôt de résoudre l’énigme qu’est Enric Marco : il multiplie les hypothèses, remet tout en question, trace des tours et des détours dans l’immensité d’un mensonge parsemés de vérités… parfois avec redondance, il faut bien l’avouer.
Il cherche aussi à comprendre son intérêt, son obsession même, pour lui, en s’interrogeant notamment sur la figure du héros, la mémoire historique (collective et individuelle) ainsi que sur le pouvoir du passé et celui de l’écriture.

L’imposteur est à lire comme un roman car seul Enric Marco connaît la vérité, s’il ne l’a pas oublié à force de jouer avec… «Derrière son masque, Enric en garde toujours un autre. Il se dérobe toujours. Nous, on croit qu’on met Marco dans nos histoires, dans nos films ou dans nos romans, mais en réalité, c’est lui qui nous met dans son histoire à lui, c’est lui qui fait de nous ce qu’il veut.»

L'imposteur Cercaséd. Actes Sud,  2015
404 pages
trad. Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic

Pauline

À propos Pauline

Chroniqueuse

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