Il existe mille façons d’accommoder les pavés : les lancer dans une mare est la plus courante, les jeter sur des barricades est la plus révolutionnaire. Les arroser de sauce au poivre est la plus appétissante, les laisser devant des portes cochères pour faire tomber des amants est la plus gainsbourienne.
Et puis, il y a la méthode de Jérémy Fel : prendre un pavé de 700 pages et le fracasser sur le crâne de ses lecteurs, asséner asséner les coups, sans relâche sans répit, jusqu’au vertige, jusqu’à ce que les cicatrices marquent à jamais.
Ainsi, Héléna.
C’est un bonheur de lire un roman français qui se contente de raconter une histoire, simplement une histoire, de mettre en scène des personnages, leur donner un souffle de vie convainquant et de les tourmenter sans cesse. C’est trop rare puisque cet exercice est principalement anglo-saxon. Ici, pas de circonvolutions extatiques, pas de recherche vaine de poésie artificielle, pas de tours de magie stylistique.
Pas besoin.
L’histoire, rien que l’histoire, et les mots les plus simples possible pour rapporter les faits et faire avancer les choses. Après tout, le rôle premier de l’écrivain est de créer des histoires qui marquent ses lecteurs, qui les hantent longtemps, et Jérémy Fel a parfaitement compris cette idée.
Cette histoire, quelle est-elle ?
Tentaculaire, elle commence par une scène de dépeçage de chien par un adolescent nu en train de se masturber. Le ton est donné. Plus loin, une ado tombe en panne de voiture et attend qu’une âme charitable vienne lui porter secours. Elle va croiser une mère de famille lambda qui prépare sa fille pour un concours de mini miss. Le tout dans un décor de longues routes désertes et de champs de maïs qui s’étendent à perte de vue. C’est le Kansas, l’endroit paumé par excellence, où il ne se passe jamais rien.
Pourtant, c’est là que mille choses vont se passer : torture, séquestration, viol, meurtres violents, apparitions étranges, fantômes terrifiants, ogres assassins, cauchemars lynchiens. L’Homme sait comment s’occuper dans ces contrées paisibles. La Nature n’est pas en reste puisqu’approche un ouragan terrible. Et, en toile de fond, un crash aérien, des disparitions relayées dans un murmure dans le poste de radio, et autres catastrophes lointaines.
C’est un cauchemar.
Très vite, le lecteur sait qu’il n’y aura aucun rayon de soleil pour le rassurer, pour lui souffler un air chaud et réconfortant. Non, chaque personnage a une névrose qu’il tente de soigner, sans jamais trouver la paix. Et, en cascade, les événements s’enchaînent comme guidés par une puissance supérieure qui voudrait nous rapprocher d’une quelconque apocalypse. Rien ne nous sera épargné – tellement que cela en devient jouissif.
Car c’est un véritable plaisir de lecture. D’aucuns parleraient de page-turner, mais je trouve l’expression trop péjorative, car elle regroupe tous ces livres oubliés une fois la dernière page lue. Helena nous hante encore des jours et des jours plus tard, et certainement plus encore tellement le livre regorge de scènes puissantes, ahurissantes, et physiquement éprouvantes. La scène où un visage innocent est réduit en charpie sous les coups d’un club de golf me marquera longtemps.
Une tension constante traverse tout le livre. Tenir cela sur 700 pages relève de la performance devant laquelle il faut s’incliner. Certes, certaines phrases ou certains paragraphes paraissent plus anodins, mais ils possèdent leur utilité : offrir un instant au lecteur pour qu’il reprenne son souffle et remonte sa couverture au niveau de son visage, le préparant, comme devant un film d’horreur réussi, à masquer ses yeux pour s’empêcher de voir la terreur au fil des pages.
Et ce n’est pas fini. On pourrait en dire bien davantage sur ce roman tiroir, ce roman labyrinthe, ce roman pieuvre. On pourrait gloser à l’infini sur les personnages et leurs blessures secrètes surgies de l’enfance, sur leur rapport au deuil, sur leurs rêves brisés ou naissants. On pourrait établir des parallèles troublants entre les protagonistes, entre les faits. On pourrait évoquer les lâchetés accumulées qui mènent aux catastrophes, on pourrait se donner rendez-vous à Samarra puisque tous les chemins que l’on empreinte pour échapper à son destin nous conduisent finalement à l’endroit que l’on voulait éviter. On pourrait développer cette histoire de terre maudite, puisque l’essentiel de l’histoire se passe dans une maison au passé tortueux, où s’entrecroisent des incendiaires parricides, pervers pédophile ou autre suicidé controversé.
Ce qui pourrait donner son sous-titre au livre : Le mauvais génie du lieu (commun – puisqu’une grosse partie de la jouissance de lecture vient des détails semblant tirés de films ou séries américaines devenus culture populaire). Ce sous-titre serait toutefois moins énigmatique que le titre véritable du roman. Helena. Qui est-elle ? C’est une des énigmes du livre, un jeu génial imposé par l’auteur qui court sur les 700 pages. On croise des Norma, des Hayley, des Tommy, des Cindy, des Amber, des Graham, des Tessa, des…, et on attend à chaque coin de page LA Helena, pour qu’on puisse comprendre ce titre, pour enfin posséder toutes les pièces du puzzle. Las, elle attend – la grande absente – tapie dans l’ombre, comme une grande actrice prête à faire son entrée sur scène, jouissant de l’impatience de son public. Mais elle est là. Finalement, elle est là à chaque page.
On arrive au bout. Sonné, titubant, lecteur boxeur à genou dans la douzième reprise. Lecteur boxeur atteint du syndrome de Stockholm. Car on en veut plus, on veut garder avec nous ces personnages qu’on a appris à aimer (aucun – c’est un tour de force supplémentaire – ne nous sera indifférent, absolument aucun). On veut rester quelques centaines de pages de plus dans ce Kansas désertique, proche de cette maison hantée par les peurs et les renoncements quotidiens. On veut continuer à ressentir cette tension, cet étouffement, cette terreur insidieuse qui nous a habité tout le long du livre.
Ce n’est pas du masochisme. C’est le signe qu’un roman est parfaitement réussi.
Alexandre
PS : En 2015 était sorti, toujours aux éditions Rivages, le premier roman de Jérémy Fel, Les loups à leur porte. Plutôt qu’un roman, un recueil de nouvelles reliées par quelques visages ou personnages apparaissant ça et là. Le plus important d’entre eux, Daryl Greer, étend son ombre inquiétante jusqu’à Helena. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu ce premier roman pour apprécier au mieux Helena. Néanmoins, il serait dommage de se priver d’un plaisir de lecture supplémentaire. Conclusion : offrez-vous les deux, et savourez.
Helena
Jérémy Fel
Rivages
732 pages