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Le Blues de la Harpie de Joe Meno - paru aux éditions Agullo

Joe Meno – Le Blues de la Harpie

Luce Lemay n’est pas un mauvais bougre. On peut même raisonnablement dire que c’est un bon gars. Un peu perdu quand il s’agit des femmes. Il pourrait faire n’importe quoi pour elles. Il l’a fait d’ailleurs. Il a commis un petit braquage ridicule, chez son propre patron. Une connerie de jeunesse. Mais voilà que sur la route du retour, la nuit, avec la tension, avec la fatigue, il n’a pas vu ni la femme qui traversait la rue, ni le landau qu’elle poussait. Le nourrisson est mort sur le coup. Luce est envoyé en prison pour homicide involontaire. Trois ans.

Au sortir du pénitencier, trois ans plus tard, Luce décide de retourner à La Harpie, sa ville, là où le drame s’est produit. De ses années passées dans le pénitencier on ne saura rien ou presque, seule compte sa rencontre avec un autre détenu, Junior Breen, qu’il doit rejoindre pour travailler dans une station-service. Son père a quitté la ville après son arrestation, plus personne ne l’attend à La Harpie excepté Junior.

La Harpie est, dans le roman de Joe Meno, l’un des personnages principaux. Petite ville paumée de l’Illinois, elle abrite surtout des âmes solitaires, des gens qui meurent d’ennui, des rednecks et quelques prostituées.

Et voilà, elle était là. La Harpie. Une petite ville. Un spectacle très banal, si vous voulez mon avis. Mais il y avait quelque chose sous la surface. Quelque chose de l’ordre du sang ou de l’or. Quelque chose d’assez petit pour tenir dans votre poche. Comme un cancer du poumon ou une pièce porte-bonheur.

Le porte-bonheur sera la rencontre de Luce avec Charlène, la petite sœur d’une de ses anciennes petites amies. Il tombe éperdument amoureux d’elle, dans le bus, avant même d’avoir mis un pied en ville. Problème : la sœur de Charlène est enfermée dans un hôpital psychiatrique et selon la famille c’est Luce qui l’a rendue folle de chagrin. L’histoire est donc mal partie.

Le cancer de La Harpie c’est une solitude insupportable, une misère sociale et une violence latente, rampante, qui n’épargne personne, ni les animaux, ni les enfants, et surtout pas les ex-taulards. Mais nous y reviendrons.

Luce a rencontré en prison Junior Breen, un homme à la corpulence colossale et parfois atteint d’accès de léthargie. Considéré par la plupart, et en premier lieu par l’administration pénitentiaire et les autres détenus, comme une sorte d’attardé mental, Junior Breen a passé le plus clair de sa vie en prison pour le meurtre d’une jeune fille, commis quand il avait 17 ans.

Homme étrangement fragile en regard de l’acte qu’il a commis, comme vivant hors du monde, Junior aime la poésie, et partage tous les jours quelques vers sur le panneau d’information de la station-service dans laquelle les deux hommes sont employés.

Il leva la main à hauteur de ses yeux et saisit une étoile d’argent entre son pouce et son index avant de serrer fort le poing, s’empressant de fourrer dans sa poche l’astre qu’il venait de capturer.

Il y a quelque chose de Steinbeck dans le duo Luce / Junior et l’on sent bien que la violence de La Harpie se déchaînera à un moment où à un autre sur les deux hommes.

C’est d’ailleurs l’une des grandes forces de l’écriture de Joe Meno qui arrive à faire naître une tension terrible dans le roman. D’abord larvée, elle prend peu à peu de l’ampleur et se lit dans les détails.

La solitude des personnages participe de ce sentiment qu’a le lecteur de se promener au bord d’un gouffre et d’appréhender la chute.

Un secret ardent est transmué en quelque chose de bien pire une fois divulgué.

Joe Meno use de symboles très forts dans le roman, pour montrer une forme de déliquescence de la société, dont Luce et Junior sont, finalement, des produits. A commencer par le nom de la Harpie (rapace certes, mais aussi divinité mythologique de la vengeance et des tempêtes dévastatrices), la question religieuse, présente dans ses icônes (grandiloquentes ou ridicules), mais totalement absente dans les faits (à l’exception de la messe finale, comme un point d’orgue d’hypocrisie), et enfin l’omniprésence des animaux, et en particulier des oiseaux au fil des pages. Le traitement subi par les animaux est d’ailleurs symptomatique de diverses formes de folies ; la violence gratuite, déchaînée, inhumaine : chiens et moineaux sacrifiés sans raison, pour le plaisir. Mais aussi  la culpabilité, la faute irréparable que l’homme commet, l’un des thèmes principaux du roman, symbolisé entre autres par Lady Saint-François.

La vieille dame, rendue folle par un drame qu’elle a indirectement provoqué, loge les deux amis dans une maison transformée en tombe géante pour animaux. Des petits cadavres qu’elle habille et qu’elle crucifie sur les murs et à propos desquels les deux ex-détenus se demandent si elle s’est contentée d’offrir cet étrange rite funéraire à des animaux trouvés morts ou bien si elle les a elle-même sacrifiés.

Une femme seule, rongée de chagrin et de culpabilité s’entoure d’animaux morts, tandis que son pendant, une autre vieille, à l’autre bout du roman, Fiona la tante de Charlène, a fini une vie tout aussi solitaire entourée de toute sortes de bestioles, qui sont allées jusqu’à nidifier dans ses cheveux.

Ainsi travaille le texte de Joe Meno, alternant  à l’image des deux vieilles femmes, des noirceurs les plus lugubres avec des moments de poésie simple et véritablement lumineuse :

Un autre moineau lilliputien était juché sur les lèvres de la vieille dame. La petite bestiole semblait y déposer les baiser le plus doux et le plus délicat qu’elle pût donner. Elle nichait juste là, sur sa bouche, accueillant d’un petit pépiement tout ce que l’aïeule pouvait bien lui souffler à l’oreille.

Des solitudes touchantes, des personnages égarés, laissés pour compte, des êtres en errance peuplent les pages du Blues de La Harpie. Perdus dans cet univers de déréliction et de violence, d’abandon et d’injustices, Luce et Junior, chacun enfermé dans sa propre histoire, chacun rongé par la volonté d’expier la faute qu’il a commise, aspirent à une rédemption, peut-être à l’amour, en tout cas à un apaisement et à l’oubli :

J’étais comme un fantôme condamné à la solitude, condamné à observer, impuissant, à tenter de prononcer les mots qui sauvent, mais désespéré, désespéré par un silence sur lequel je n’avais aucune emprise.

Les personnages de Joe Meno ne sont pas tout d’un bloc, il parvient véritablement à les incarner, à leur donner une consistance et une réalité et c’est ce qui les rend si émouvants. Dans une écriture en clair-obscur, il manie avec virtuosité le récit dans une tension qui progresse inexorablement, mêlant à la fois humour, délicatesse et ténébreuse noirceur.

Chez Joe Meno pas de complaisance, pas d’affirmations, pas d’angélisme, mais un art consommé de l’observation, du portrait et de la nuance. La question de la rédemption, évidemment fondamentale dans le texte, ne concerne pas que les ex-détenus, mais l’ensemble d’une société vérolée, où les vieilles femmes sont abandonnées à leur sort, où les enfants sont battus, où des femmes en sont réduites à la prostitution et où les hommes règlent les problèmes à grands coups de poing. La faute est certes individuelle. Luce et Junior sont certes coupables de leurs actes, mais elle est également collective et là est, peut-être, le véritable propos du roman.

Sorti à la fin du mois de janvier, Le Blues de La Harpie de Joe Meno est le septième livre de la maison Agullo qui fête tout juste sa première année d’existence. L’occasion de saluer les choix éditoriaux d’Agullo, qui fait une fois de plus preuve d’un goût sûr et décidément nous fait découvrir de véritables bijoux. Merci à eux.

 

Joe Meno Le Blues de la Harpie aux éditions AgulloAgullo  Éditions

Traduit de l’anglais par Morgane Saysana

288 pages.

 

 

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