Contrenarrations, ce sont treize récits qui se succèdent, treize fictions autour d’hommes et de femmes afro-américains qui portent en eux la marque indélébile de l’esclavagisme, de l’injustices et de l’incompréhension que les blancs leur ont fait subir pendant des générations.
Ce sont treize nouvelles à la fois indépendantes et liées, où les gens sombres et les plus clairs entrent en collisions, s’amadouent, se craignent et se mélangent. A la manière d’un sorcier ayant la capacité à changer d’apparence, John Keene revêt la peau d’une jeune fille asservie aux talents de prédilections étranges, d’un garçon à la mémoire incroyable travaillant aux côtés du célèbre aéronaute américain le professeur Lowe, du compositeur sans cesse hanté par la frénésie des accords Bob Cole… On y croise même les protagonistes de Mark Twain au détour du Mississippi. Qu’il s’agisse de personnage fictif ou de personne réelle, l’auteur lui laisse la parole de manière égale grâce à ces récits profonds et humains.
“Du bon sens. Votre sens aiguisé, toujours aiguisé, le plus infinitésimal des grésillements ou bruissements, et vous dressiez l’oreille comme ça, comme si le son était juste à côté de vous, ou derrière vous, ou devant vous, tellement vite; comme une gazelle, ou un dik-dik, comme si vous aviez des antennes invisible au lieu d’oreilles, un sonar, parfaitement réglé. Le bruit des mots, des mondes. A l’époque, vous pouviez entendre le pouls de mon esprit, le battement de mes rêves.[…] Du sang pour les strophes, des odes au sanguinolent. Ce cerveau, si acéré, coupant, aujourd’hui encore tel un piège bien affuté, me corrigeant. J’ai bien dit que je voulais être surpris, bien que le grincement, comme vous aimiez le dire, demande à être réduit au silence.”
Les situations historiques et l’imaginaire se mêlent dans Contrenarrations, on ne sait plus où s’arrête la fine frontière de la réalité et où commence celle de la fable; guerre de Sécession, arrivée des colons portugais, réflexions philosophiques nuancées entre le blanc et le noir, homosexualité à demi-mot et acrobaties sous chapiteaux; à travers le Brésil, la France et évidemment les Etats-Unis John Keene tisse un immense portrait d’où s’écoule la voix d’un peuple. Que ce soit avec les mots d’une femme ou d’un homme, d’un adulte ou d’un enfant, d’un esclave ou d’un tyran, il crée un livre-mémorial d’un genre épistolaire déroutant, se plaçant dans le panel des auteurs contemporains à suivre de très prêt. Il donne la parole à ceux qui se sont tus, ceux dont on a cousues les lèvres et tenté de briser la voix.
Et pourtant, ce devoir de mémoire évolue sans porter de blâme à quiconque. John Keene ne cède pas à un pathos larmoyant sur la condition de ses ancêtres, mais peins des portraits d’une réalité saisissante.
Haletant de par ses tournures de phrases brèves, les réflexions intérieures jetées telles qu’elles sur le papier, nouvelles parfois sans aucun autre signe de ponctuation que la virgule ou le point de suspension, Contrenarrations à autant de rythmes que de personnages. Ces derniers s’expriment à travers de nombreux médias tels que la musique, le dessin, la prière, le cri ou le chuchotement. Ils entendent le Monde et c’est cette parole que l’on perçoit entre les lignes de ce livre.
John Keene nous parle de sa Nouvelle-Orléans natale, des cicatrices que les siècles précédents ont gravé dans son héritage, interprète ces entailles avec délicatesse et, quelque part, les panse. Comme l’écrit si bien Bernard Hoepffner, à qui je laisse la parole « En ce qui concerne le livre de John Keene, on pourrait me demander si un blanc peut traduire non seulement le livre d’un noir, mais aussi, et surtout, le livre d’un noir qui raconte sous la forme de divers textes, tous selon des points de vus différents, l’histoire de l’esclavage des noirs et leurs relations difficiles avec leurs « maitres » depuis le XVIème siècle jusqu’à nos jours. […] En fait, traduire John Keene, c’est un immense plaisir pour le traducteur, et ce plaisir dans la traduction devrait logiquement provoquer le plaisir du lecteur et ainsi celui-ci comprendra mieux comment vivent et pensent des personnes très différentes de lui- aussi différentes que je le suis certainement de John Keene. C’est mieux comprendre John Keene qui fait de moi- et du lecteur- quelqu’un d’un peu plus ouvert sur un monde autre que le siens. ».
Editions Cambourakis
338 pages
Caroline
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