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Jonas-Karlsson - La pièce

Jonas Karlsson – La pièce

Une œuvre singulière, à la prose minimaliste et à l’absurdité kafkaïenne, vient de paraître aux éditions Actes Sud. La Pièce, le second roman de Jonas Karlsson traduit en français (après La facture en 2015) est d’une simplicité déconcertante. Pourtant, il résiste imperturbablement à toute tentative de classement. Comique ? Tragique ? On ne saurait dire.

La pièce raconte l’histoire de Björn, nouveau venu dans l’un des services de l’Administration. Récemment muté, apprend-on, et ce pour deux raisons. Celle qu’il évoque en premier lieu : enfin trouver un emploi à la mesure de ses capacités, trop peu exploitées mais au combien immenses. Puis celle qu’il laisse malgré lui sous-entendre : sa mutation a été demandée par son ancien chef de service à la suite de relations conflictuelles avec ses collègues.

Car Björn, notre narrateur, est un personnage détestable. À tous les points de vue. Doté d’un complexe de supériorité envahissant, un brin paranoïaque, psychorigide au caractère parfaitement autocentré, il affiche un mépris constant pour les autres et une ambition démesurée.

Il arrive donc au sein de l’Administration, avec un projet clair : devenir une personne importante, un cadre ou mieux, un chef. Mais dès le premier jour, il se trouve confronté à la vie en open-space, à la proximité avec ses collègues, au partage de l’espace, qui créent pour lui des problèmes de premier ordre :

Håkan avait la fâcheuse habitude de pousser les papiers devant lui […] J’ai aussitôt compris ce qui allait se produire. Pas dans la seconde, ni même peut-être aujourd’hui, mais, peu à peu, les classeurs, papiers et documents finiraient par déborder de son bureau sur le mien.

 Le ridicule de ses manies, son incapacité à entretenir des relations sociales normales, la rigidité maladive de son comportement nous font constamment balancer entre un agacement profond et un rire franc. Björn détonne dans un monde à l’uniformité prégnante.

Les individus bornés ne voient pas le monde tel qu’il est. Ils le voient juste tel qu’ils veulent le voir. Ils ne voient pas les nuances. Le petit rien qui fait la différence.

Ce petit rien c’est la fameuse pièce. Björn la trouve par hasard et en admire l’agencement parfaitement réglé et son ordre impeccable. Dans la pièce il se sent bien, il se sent fort. Il se ressource. Il en fait son territoire. Mais voilà, ses collègues lui soutiennent que cette pièce n’existe que dans son imagination. Qu’en fait d’être dans la pièce il reste figé contre le mur. Perdu. Absent.

S’ensuit alors un conflit profond au sein du service entre Björn qui est persuadé d’être victime d’un complot et le reste des employés qui refusent catégoriquement de travailler avec « un fou ».

La banalité de la situation (un collègue détestable lâché dans un open-space) verse brusquement dans une absurdité angoissante et l’on se pose la question : pourquoi est-ce que Björn détonne ?

Peut-être est-il tout simplement un personnage broyé par un système absurde. Une caricature faite homme, qui a intégré à la lettre les codes et les règles d’un environnement bureaucratique inhumain. Rentabilité. Efficacité. Ambition.

Mais la pièce, elle, vient de l’inattendu. De la part d’humain, ce quelque chose que Björn ne maîtrise pas et ne s’explique pas. Hors de ses normes. Hors de son champ des possibles.

La troisième fois que je suis rentré dans la pièce, je l’ai fait sans raison. Ça ne me ressemble pas du tout. D’habitude, je m’en tiens à une chaîne causale bien claire, mais cette fois-là, c’était comme si j’avais juste envie d’y aller.

 Le portrait psychologique de Björn est brillamment dressé et la question de la normalité, de la conformité dans le milieu professionnel est évidement un point central du roman.

Je crois qu’il est utile pour nous tous de considérer que nous ne sommes pas tous pareils, et que certaines personnes voient les choses d’une façon, comment dire ? Un peu différente.

Jonas Karlsson utilise une écriture dépouillée, un style lapidaire, précis et froid, à l’image de l’esprit rigide du narrateur. Pourtant on est quasiment immédiatement happé par l’ambiance morose, grisâtre d’une Administration dont on ne sait rien ou presque, mais qui apparaît comme incompréhensible et angoissante.

Le manque d’empathie des collègues, l’incompétence de la médecine du travail et surtout le cynisme révoltant d’une direction prête à tout pour garder l’un de ses éléments les plus efficaces, dressent un portrait acerbe de cette fameuse Administration. Un organisme obscur régit par des règles ineptes, qui plonge ses travailleurs dans un abrutissement convenu. Orwell n’est pas très loin, 1984 couve sous l’apparente banalité de cette vie de bureau.

L’humour de l’auteur se fait corrosif. Le propos kafkaïen.

Björn, l’agaçant, le grain de sable, celui qui n’est pas convenu, qui détonne, est peut-être tout simplement la première victime de sa propre clairvoyance, à laquelle il tente en vain d’échapper :

Ainsi, nous sommes tous des créatures relativement simples. Nous rêvons d’un partenaire un peu agréable, d’une maisonnette à la campagne ou d’une part d’appartement sur la Costa del Sol. Au fond de nous-mêmes, nous n’aspirons qu’au calme et à la tranquillité. Et, de temps en temps, à une dose raisonnable de divertissement facile à digérer.

Un constat froid, déprimant. Une clairvoyance qui rend fou : nous sommes éteints.

Sans se départir de son humour grinçant, avec une grande simplicité dans l’écriture et une parfaite maîtrise de la psychologie des personnages, le roman fait d’une situation banale et absurde le portrait cinglant d’une société au devenir matérialiste, mécanique, inhumain.

Nous voilà prévenus.

 

Jonas Karlsson - La pièceÉditions Actes Sud

Traduit du suédois par Rémi Cassaigne

192 pages

 

Hédia

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Chroniqueuse

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