Glose est un mot difficile à enfermer dans une seule définition, comme le roman que ce titre recouvre. Gloser, c’est faire le commentaire, expliquer avec d’autres termes un texte, une phrase. Une glose est donc une interprétation, une variation. Ici nous pourrions aller jusqu’à dire que c’est une digression. Une succession de digressions même. La définition qui semble s’appliquer le plus justement à Glose est “commentaire servant à l’intelligence d’un texte” – parce que les digressions, en nous éloignant de l’histoire dont il est question, nous éclairent sur celle-ci et sur les personnages qui la composent. Ceci est un point de vu parmi tant d’autres, cela va de soi…
Le sujet principal, celui qui anime la discussion entre les deux protagonistes – mais dont on n’en sait si peu finalement et ce qu’on en sait, n’est que doutes et incertitudes – le sujet principal donc est l’anniversaire d’un certain Washington. Le Mathématicien, rencontre Leto, rue San Martín et se fait un devoir de lui raconter cette fameuse soirée à laquelle il n’a pas assisté mais que son ami Bouton lui a raconté.
Leto, que le Mathématicien vient couper dans ses rêveries, l’écoute d’une oreille distraite. Il reconstitue le récit qui lui est donné, l’agrémente des souvenirs antérieurs qu’il a des personnes et des lieux cités. Il s’en éloigne aussi, perdu dans ses pensées qui le ramènent invariablement à la comédie dramatique jouée par ses parents. Puis arrive, Tomatís, agité et contrarié, qui leur donne une toute autre version du déroulement de la fête.
Parce que tout point de vue dépend de son contexte.
L’interprétation des comportements et des propos de chacun diverge selon la situation et l’état d’esprit du moment mais aussi selon les liens respectifs entretenus avec les invités. Et les souvenirs ressurgissent et sont relatés différemment en fonction de l’humeur du moment et des interlocuteurs. Bref, pour toutes ces raisons et plus encore, à eux trois, ils nous livrent une version réajustée de l’anniversaire en question. Sachant que les paroles de Bouton sont souvent remises en doute, que Tomatís, ouvertement critique dans ses propos, ne semble pas être vraiment lui-même et que Le Mathématicien a son avis sur toute chose et qu’il les modèle à sa manière, on ne sait pas vraiment qui se rapproche le plus de la vérité – si tant est qu’il y en ait une.
Juan José Saer joue avec le fait que les souvenirs ne sont qu’une reconstruction subjective et fragmentaire d’un évènement, d’un discours. Qu’on ne retient guère plus que l’idée que l’on s’en fait. Notre mémoire mélange nos expériences, nos croyances, notre culture, notre éducation, notre imaginaire et c’est à travers tout cela que nos souvenirs se façonnent. L’auteur manie avec subtilité et philosophie les paradoxes humains et la complexité des relations qu’entretiennent les individus entre eux et avec eux-même.
“Que ce soit bien clair : l’âme, comme on dit, est, semble-t-il, non pas limpide, mais marécageuse. Les raisons qui la poussent, sur cette portion du trajet, à se laisser entraîner au jeu et à l’exaltation, pour ainsi dire, la plongeront, les cent mètres suivants, de la même façon arbitraire et non moins imprévisible, dans une intense mélancolie. En tout cas, à ce qu’il semble, n’est-ce pas ?”
Il nous plonge dans une bulle où les frontières spatio-temporelles sont abolies, où les lieux et les individus interagissent les uns sur les autres. Il nous projette dans une sorte de narration de pleine conscience.
“Aucun des deux ne remarque que, sans discontinuité et sans qu’il soit possible de séparer avec netteté les deux dimensions, ils avancent dans le temps à la fois que dans l’espace, comme si chaque pas qu’ils faisaient les acheminait en des directions inconciliables, à moins que temps et espace soient inséparables et que l’un soit inconcevable sans l’autre, et tous deux inconcevables sans eux, Leto et le Mathématicien, de sorte que promeneurs, rue et matinée forment un jet épais, coulant paisible de la fontaine de l’advenir.”
À travers les multiples commentaires narratifs, l’auteur démêle le pourquoi du comment et nous montre qu’une manière de faire et d’être révèle plus de notre personnalité que notre apparence et que les apparences ne disent pas ce qu’elles montrent mais traduisent ce qu’elles dissimulent. Enfin, la lecture de ce livre est multiple chacun peut y tirer les interprétations qu’il veut…
Un texte torturé oui, ou philosophique. Ce roman fait parti de ceux qui demandent toute notre attention pour éviter de se perdre dans le labyrinthe narratif. Les phrases sont longues et souvent tortueuses. Quand on y entre on se sent un peu désorienté mais une fois qu’on a pris le rythme des mots, compris l’architecture des phrases, il nous reste à apprécier l’œuvre qui se construit sous nos yeux. Une découverte qui laisse forcément des traces.
“(…) ce qui semble clair et précis est de l’ordre de la conjecture, presque de l’invention, (…), la plupart du temps, l’évidence s’allume et s’éteint vite un peu au-delà, ou en-deçà si l’on préfère, de ce qu’on appelle les mots (…)”
La première édition française de Glose date de 1988 et a été publiée sous le titre L’anniversaire chez Flammarion. La qualité de la traduction est à souligner tant le style est…indéfinissable.
Laure Bataillon a reçu le Prix de la meilleure traduction en 1988 pour L’Ancêtre de Juan José Saer. Récompense rebaptisée Prix Laure-Bataillon en 1990, en hommage à son travail de traductrice qui a participé à la découverte de nombreux auteurs latino-américains.
Juan José Saer, c’est la main d’une écriture atypique capable de remettre en question tout ce qui nous entoure, nous les premiers.
éd. Le Tripode, 2015
277 pages
trad. Laure Bataillon
Pauline