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Juan Marsé – Cette putain si distinguée

La mémoire est une chose curieuse. Elle peut être aussi utile que traîtresse. On peut la croire fiable jusqu’à ce qu’elle nous prouve le contraire. Elle est comme la focale d’une caméra, jouant entre le flou et le net. Oublieuse ou complice, la mémoire est une matière qui se travaille et se transforme. En effet, convoquer la mémoire, c’est réécrire un souvenir.

Fermez les yeux, concentrez-vous. Faites revenir une image, ou un instant particulier – le visage d’une femme aimée, le dialogue de votre rencontre. Certaines formes vous reviennent, d’autres resteront floues. Ce qui nous échappe est alors comblé par une réécriture qui se voudrait au plus près du vécu. Le temps passant, on arrange différemment le flou. En attendant, il aura déployé sa cape opaque sur une plus grande étendue de notre souvenir. Vaincue, notre mémoire n’a rien pu faire.

On peut la stimuler, on peut l’exercer, malgré tout, il est humain de laisser s’effacer les souvenirs, ou les remodeler. Ainsi, sommes-nous véritablement maîtres de nos souvenirs ?

C’est une des questions que pose Juan Marsé dans ce petit bijou qu’est Cette putain si distinguée.

Au premier degré, la putain en question est Carolina, prostituée au bout du rouleau, alcoolique, peut-être indic pour la police, peut-être tyrannisée par son souteneur, certainement dévastée par le souvenir de son fils décédé. Voilà qu’on vient de la retrouver assassinée dans la cabine de projection d’un cinéma de quartier à Barcelone. L’assassin est son client le plus régulier, Fermin Sicart. Il n’oppose aucune résistance quand on vient l’arrêter. Il reconnaît bien volontiers les faits. Mais il est incapable de se rappeler pourquoi il a commis ce crime.

Trente ans plus tard, un écrivain qui se rapproche dangereusement de l’imposture (selon ses termes) reçoit une commande d’un producteur de cinéma pour écrire un premier scénario inspiré de ce fait divers. On lui conseille de se rapprocher de Sicart pour que celui-ci, racontant ses souvenirs, donne davantage de corps à l’intrigue. Mais que peut-il bien raconter, lui à qui on a, semble-t-il, tenté de brouiller la mémoire ?

Cette putain si distinguée est aussi le personnage principal du roman : la mémoire. Et donc, ses tourments, ses vides et ses pleins, surtout, sa subjectivité. Ainsi, tandis que Sicart raconte la chronologie des faits, l’écrivain s’interroge sur ce qu’est la vérité dans un discours basé sur des souvenirs.

« Il ne servait à rien de remettre en question la véracité de son récit, parce que je m’étais désormais plus ou moins confortablement installé à un autre niveau de la vérité, dont je me souciais davantage : celui de la vraisemblance, quelque chose à quoi m’oblige l’écriture et qui, en fin de compte, m’intéresse davantage que n’importe quelle réalité. »

N’est-ce pas dans les interstices de la mémoire qu’il est plus intéressant de se plonger et se perdre ? Ne vaut-il pas mieux éclairer les zones grises ?

« Ne cultivez pas votre mémoire, cette fleur vénéneuse, il nous est arrivé à tous des choses qu’il vaut mieux oublier. »

Merci pour le conseil.

Un spécialiste, ou même un lecteur plus érudit quant à l’histoire de l’Espagne pourrait également chercher à creuser le rapport à la mémoire collective, au passé qu’il vaut mieux laisser sous le tapis, et aux souvenirs plus heureux des jours à venir. Le livre a été écrit en 2016, certes, mais l’intrigue se déroule en 1982, dans la toute jeune république espagnole s’efforçant de liquider l’héritage de Franco. Comme en France ou en Allemagne en 1945, la question de l’amnésie volontaire ou du devoir de mémoire se pose. Faut-il oublier la dictature et faire semblant de vivre dans l’en-tête d’une page blanche ? Qu’on fait les espagnols de ces années-là ? Fermin Sicart et son amnésie (en tout cas son incapacité à expliquer l’acte, en se souvenant malgré tout qu’il a eu lieu) est-il le reflet de l’Espagne d’après Franco ?

Ou bien, Cette putain si distinguée est le très habile récit d’un écrivain amusé et désabusé qui se lance dans le scénario de gare pour remplir le vide de ses journées, condamné à supporter sa caustique femme de chambre et ses mille références cinématographiques. Condamné aussi à subir les illuminations de producteurs peu attirés par l’esthétique, les élans pamphlétaires d’un metteur en scène sans talent et les navrantes tentatives d’actrices de troisième zone désireuses de décrocher un rôle. Ça pourrait être une satire sur le monde du cinéma.

Mais, ce livre à tiroir permet surtout à Juan Marsé, de tourner indéfiniment autour de la mémoire et de ses mouvements aléatoires : ainsi, même lorsqu’il s’agit de cinéma, il est question de Gilda et du souvenir qu’en gardent les spectateurs de l’époque. D’un point de vue technique, les bobines du film étaient si usées que les projectionnistes devaient les réparer pendant la projection, sacrifiant ça et là quelques morceaux de pellicule, priant pour ne pas que le film brûle. Le spectateur, quant à lui, sifflait devant ces coupes, invoquant la censure. Surtout, il lui semblait qu’une scène avait été coupée à dessein : lorsque Gilda s’apprête à retirer ses vêtements. Le problème, c’est que cette scène n’existe pas dans le film, et qu’à aucun moment Gilda ne retire ses vêtements.

Mauvaise mémoire, mauvaise interprétation.

Définitivement, la mémoire est une chose curieuse.

Alexandre

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Cette putain si distinguée

Juan Marsé

traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu

Christian Bourgois – 2018

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Chroniqueur

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Un commentaire

  1. Lu et relu. Un grand cru de Marsé toujours au top

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