Les temps sont durs pour les célibataires. Judith Duportail avait déjà largement expérimenté ce constat avec L’Amour sous algorithme, qui lui a valu le titre de “la Française qui a défié Tinder”. Deux ans après, elle est de retour avec Dating Fatigue, et nul doute que les gens concernés par la quête amoureuse vont être ébranlés par cette nouvelle enquête.
“Je me sentais trahie. Non pas par un homme, mais par l’amour en général. J’avais quelques bonnes raisons de ressentir cela. Tout d’abord, j’avais, comme un grand nombre d’entre nous, expérimenté bon lot de toutes les incivilités affectives de notre époque pour lesquelles les Américains ont inventé tant de néologismes : du ghosting au breadcrumbing et passant pour l’orbiting.
J’avais aussi, comme un grand nombre d’entre nous, expérimenté la face sombre et noire de l’amour, quand il se transforme en désir de contrôle, de possession, en rapport de force.
Je me sentais usée, fatiguée, comme si je souffrais d’un burn-out émotionnel.
Il existe un nouveau concept pour désigner cet état. La dating fatigue. C’est un épuisement mental d’un nouveau genre. La version XXIe siècle de la mélancolie amoureuse.”
C’est cette analyse que livre Judith Portail : celle de la mélancolie amoureuse contemporaine, des aléas des rencontres et de la violence du rapport affectif lorsqu’il est soumis au prisme des nouvelles technologies et des dérives narcissiques qu’elles occasionnent. Malgré la lassitude et l’aigreur, l’espoir demeure toujours : l’autrice, après une rupture qui l’a laissée sur les rotules, va explorer dans son essai la possibilité d’aimer et d’être aimé.e sans perdre son âme et ses rêves, et surtout sa liberté. Une liberté dont il faut cependant bien saisir les tenants et les aboutissants.
Via cette diatribe exemplaire, Judith Duportail réinvente l’essai personnel autour d’une enquête introspective qui a valeur d’universalité. Elle est la Jean-Baptiste Clamence de La Chute de Camus : en se posant en juge pénitent de l’année 2021, elle nous offre à tous, que nous soyons célibataires endurcis ou solidement ancrés dans un couple, un miroir pour contempler la vacuité de nos comportements à l’ère des échanges virtuels.
Ressort narratif percutant, elle prend comme interlocutrice de sa démonstration une “morveuse” croisée lors d’une intervention à la fac de Lille autour de son précédent essai, laquelle souligne sur un ton ampoulé qu’elle a noté des lacunes dans son ouvrage. A partir de là, Judith Duportail ne cessera de s’adresser à cette figure métaphorique dont on ressent très vite qu’il pourrait bien s’agir de la version plus jeune de l’autrice. Qui n’a pas eu le sentiment d’être à vingt ans un.e jeune con.ne à qui il aurait bien aujourd’hui distribué des baignes ?
Dans cette adresse à son alter-ego qui ne connaît encore rien de la vie, Judith Duportail réactive au passage la référence à Roland Barthes et à ses Fragments d’un discours amoureux présente dans L’Amour sous algorithme.
“Dans l’époque actuelle, cette espèce d’amour-passion, d’amour-romantique, n’est plus à la mode. […] S’il s’agissait d’affirmer une perversion ou une sexualité, à ce moment-là, le sujet trouvera un langage théorique, puis vingt ans, qui l’aidera à se comprendre et à s’affirmer. Mais s’il advient d’être amoureux comme on l’était du temps de Werther, eh bien à ce moment-là, personne autour de lui ne répond. […] Il y a un renversement. Et maintenant, je prétends qu’un sujet, je dis bien un sujet pour ne pas prendre parti à l’avance sur le sexe de ce sujet, un sujet amoureux aura beaucoup de mal à vaincre l’espèce de tabou de la sentimentalité, alors que le tabou de la sexualité aujourd’hui se transgresse très facilement.”
Cette prouesse de journalisme narratif n’est pas une claque : c’est un coup de poing qu’on se prend en pleine poire, qui nous met totalement HS en déconstruisant la manière dont nous nous construisons nous-mêmes actuellement dans une décomplexion vis-à-vis du sexe et de ses pratiques, tout en nourrissant un mépris grandissant pour le romantisme et la sentimentalité.
Après cette lecture, on y retournera sans doute, après quelques jours, après quelques semaines, car le cerveau a cette capacité inouïe d’oubli et de résilience. Cette fois, cependant, il ne s’agira plus de vivre, encore et toujours, le rejet et l’humiliation. Mais peut-être juste de prendre, enfin, les rennes de nos vies.
Le consentement, ce n’est pas juste celui que l’on donne à autrui : l’aventure amoureuse, c’est aussi un respect de nos propres désirs, et de ce que l’ont veut vraiment. C’est sans doute ça, la liberté : éliminer, autant que faire se peut, le formatage de la société et l’injonction à la multiplication d’aventures, pour enfin réhabiliter l’attention à l’autre et accepter de nourrir notre fondamental besoin de tendresse.
Car l’essayiste le dit très bien, faisant finalement la jonction entre la jeune morveuse et l’adulte qui se découvre enfin : “Plus personne ne te forcera à rien. C’est moi qui conduis”.
Editions de l’Observatoire
160 pages
Faustine