Il y a six ans, Thomas Boutant lançait son tumblr Projet Crocodile où il mettait en images des témoignages de femmes face au harcèlement de rue. En 2014, un premier album regroupant les planches tirées de son site sort aux éditions Casterman, dont l’éditrice Nathalie Van Campenhoudt décide aujourd’hui de publier le deuxième volume. Voici donc Les crocodile sont toujours là, dans lequel le travail de Thomas est complété par celui de l’illustratrice Juliette Boutant. Celle-ci reprend la ligne graphique originale tout en y ajoutant son style personnel et également une touche plus poétique. Les deux artistes continuent cette lutte antisexiste dans un recueil cette fois plus englobant, rajoutant également les violences gynécologiques et obstétricales au harcèlement de rue ou à la culture du viol.
Dans ces planches en noir et blanc, les hommes sont représentés sous les traits de crocodiles et colorés de vert, se dénotant du reste du paysage. Tous les hommes, sans distinctions, qu’ils soient issus du cercle familial, amical, professionnel ou bien simple étranger croisé lors d’une ballade ou d’une soirée. Déjà, on peut entendre les fameuses revendications de ces messieurs: «Je ne me sens pas concerné, je n’ai jamais harcelé ou insulté une femme», «Les autres peut-être mais moi, je ne suis pas un crocodile!».
En effet, et fort heureusement, ce n’est pas toujours le cas. Mais pour une femme, instinctivement, un homme peut toujours cacher un harcéleur, un prédateur. C’est un fait qui se vérifie dans la vie courante, lorsqu’elle croise le chemin d’un groupe masculin et qu’elle évite soigneusement leur regard de peur de déclencher des réflexions. Lorsqu’elle va chez un médecin qui va lui demander de se mettre en sous-vêtements alors qu’il s’agit d’une visite pour une entorse. Ou encore lorsque son partenaire enlève le préservatif pendant le rapport sans prévenir.
Des exemples, il y en a des tonnes, à la pelle. Certains sont évidemment moins traumatisants que d’autres. Cependant tous forment un sentiment d’insécurité véhiculé et renforcé par la hiérarchisation patriarcale et la banalisation des propos sexistes notamment.
Peur de s’en prendre une, d’être jugée, humiliée, de passer pour une rabat-joie, de se faire agresser, d’y passer (rappelons qu’il y a eu 109 fémicides en France depuis Janvier).
Juliette Boutant et Thomas Mathieu lèvent les tabous autour de toutes ces craintes en y faisant face: ils donnent la paroles à des victimes, rendent visibles leurs témoignages. La lecture des Crocodiles sont toujours là est dure et même parfois choquante, mais réellement nécéssaire à la prise de conscience autour des violences ordinaires engrangées par le sexisme.Les niveaux et les situations sont multiples. Même les endroits devant être par définition neutres et sécurisants peuvent devenir des lieux de crocodilisme: un commissariat de police, une salle d’accouchement découlent alors sur une écoute bâclée ou une opération traumatisante.
Une femme ou même un enfant peut se teindre du vert des crocodiles, en répétant un schéma enseigné dès tout petit. Celui du jugement permis face à une femme, de la non-appartenance de son corps, de la non-importance de son avis, de sa condition d’objet.
Les crocodiles sont toujours là démontre qu’il y a encore énormément de chemin à parcourir avant que le sexisme disparaisse vraiment, tant il est encore perçu comme normal, tant ses victimes sont encore qualifiées de chochottes, d’hystériques ou de elle-l’a-bien-mérité-t’as-vu-sa-jupe.
Juliette Boutant et Thomas Mathieu continuent à réaliser un travail remarquable autour de ce projet. Ils ôtent le bâillon aux victimes dont ils dessinent l’histoire, dénoncent des procédures tout bonnement intolérables et participent à la lutte contre le sexisme.
Si vous êtes un homme, cet album va peut-être vous paraître fataliste, les témoignages faussés ou extrapolés mais aussi vous faire réfléchir ou analyser autrement. Si vous êtes une femme, sa lecture va vous serrer le ventre. Mais que vous soyez l’un ou l’autre, Les crocodiles sont toujours là va surement vous permettre de faire plus attention à vos réactions et à vos préjugés, et ainsi permettre de stopper ce verdissement saurien.
Editions Casterman
184 pages
Caroline