Beauté. Drame et fantaisie. Jalousie et apparence. Désir et fascination. Voici le résumé que l’on peut lire au dos de cette édition intégrale du chef-d’oeuvre des Kerascoët (Jolies Ténébres) et d’Hubert. On pourrait y ajouter bon nombre d’adjectifs admiratifs, aussi bien pour la série originale que pour ce nouveau tirage limité aux teintes singulières et à l’atmosphère mélancolique propre aux ouvrages du duo d’illustrateurs.
Une jeune fille au visage ingrat passe ses journées à écailler les poissons et essuyer les insultes des gens de son village. Sa laideur et son odeur tenace de marée lui ont valu le doux surnom de Morue. Seuls sa mère et son ami Pierre l’aiment, voyant sa gentillesse et sa simplicité derrière cette figure pas vraiment avenante.
Les jours passent, les moqueries pleuvent sur l’adolescente qui ne rêve que d’une chose: devenir jolie et aimée, que le Prince la remarque enfin et l’emmène dans son château pour une nuit, comme il le fait si souvent avec les belles paysannes, si fraiches et aux allures si gracieuses.
Mais un jour, au bord de la rivière, Morue aperçoit un crapaud aussi moche qu’elle et pleure de compassion sur le batracien boutonneux. Miracle! La bestiole laisse place à Mab, fée qui offre un voeux à la jeune fille pour la remercier de l’avoir délivrer de ce sort qui l’emprisonnait depuis si longtemps. Elle lui apporte la beauté, avec une condition; la nature de Morue restera la même, car seul un don fait dès sa naissance aurait pu la rendre gracieuse, mais la perception d’autrui vis-à-vis d’elle changera; elle deviendra la beauté incarnée aux yeux de tous.
Tout d’abord, le laideron se croit berné par cette fée au corps de pie; son reflet lui renvoie ses oreilles décollées, ses yeux proéminents, son cou flasque… Puis son retour chez elle lui fait vite comprendre que le sort a bel et bien fonctionné; les hommes deviennent fous d’envie à son approche et les femmes jalouses comme des furies. Forcée de fuir, la nouvelle belle est récupérée par le prince de ses rêves, qui subjugué par sa joliesse, l’amène à l’abri dans son château.
Ainsi commence l’épopée de Morue, renommée Beauté, la femme aux charmes incroyables qui envoûte toute âme qui croise son chemin et lui fait perdre l’esprit. Beauté, aveuglée par l’emprise qu’elle a sur les hommes mais dotée également d’une bêtise et d’une naïveté innées, étouffée par son orgueil, va déclencher conflits, guerres, massacres et folies sur son passage, car ce don est en réalité une malédiction. Malédiction lancée par Mab qui, loin d’être la bonne fée pour laquelle elle se fait passer est en fait une puissante semeuse de trouble qui déclenche les passions néfastes des humains et s’en amuse. Beauté est l’incarnation du désir, la personnification de la luxure, l’arme qui va permettre à Mab d’engendrer la folie dans le coeur faible des hommes. Mais la jeune fille va également pâtir de ce sort: bien qu’elle soit embellie extérieurement, la laideur gangrène son coeur et fait pourrir sa gentillesse et ses qualités morales.
Portée par le trait caractéristique poétique et puissant des Kerascoët, ce conte cruel et envoûtant scénarisé par Hubert nous entraine sans effort dans un univers sombre et sublime. Cruauté, espoir, amour et envie, un tourbillon d’émotions jaillit à la lecture de cette bande-dessinée inoubliable.
Inspiré par l’Art Nouveaux, les estampes japonaises et les illustrations contemporaines, par les contes traditionnels et les récits modernes, le trio revisite les classiques et signe un recueil complet et abouti, accessible à tous et porteur d’un message philosophique et d’une morale qui pousse à la réflexion.
L’imaginaire caustique et délicat de Beauté est une critique des vices humains, de la faiblesse de l’esprit face au pouvoir qu’il soit d’ordre matériel, physique ou magique, au détriment de l’intelligence et de la lucidité. Belle et vénéneuse comme une dangereuse fleur mortelle, Morue empoisonne quiconque pose le regard sur elle.
Mab ne possède pas seulement de la Pie le corps, mais aussi la réputation: maligne, rusée et fourbe, attirée non pas par ce qui brille mais par le chaos, elle est l’incarnation de la colère (car elle veut se venger du peuple des fées) mais aussi de la gourmandise.
Par ailleurs, tous les péchés capitaux sont illustrés; avarice, paresse, envie, orgueil… Auxquels s’ajoutent la violence, la jalousie et les aspects les plus belliqueux des Hommes. Toutes les perversions humaines explosent ici, mais en douceur et sans débordements, ce qui apporte un rendu étrange d’autant plus marquant.
Cependant, une note d’espoir persiste, avec Claudine et Eudes, le Prince bafoué par Beauté, couple qui prouvera que l’amour ne passe pas uniquement par le physique mais bien par le coeur.
L’édition limitée apporte une nouvelle dimension encore plus majestueuse à cette aventure mélancolique et piquante, avec ses planches entièrement réalisées en bichromie avec aplats de panthone. La couverture fluo, éclatante, le vernis sélectif travaillé, autant de détails formant un écrin digne de Beauté.
Editions Dupuis
156 pages
Caroline