Michel Jean s’efface et laisse la parole à Almanda, son arrière-grand mère, sa Kukum, dans ce récit qu’il est difficile de qualifier de roman. Sur près de trois cents pages, nous écoutons, comme si nous étions au cœur des bois, autour d’un feu chaleureux, la voix de cette femme quasi centenaire nous raconter son histoire fascinante, bouleversante, traversée de joies profondes et de terribles désillusions. Nous l’écoutons avec toute l’attention possible nous faire vivre un monde aujourd’hui disparu, nous donner une leçon d’histoire, mais aussi une leçon d’humilité, à propos de la place de l’Homme sur cette Terre, la place de l’Homme face aux éléments, aux animaux, aux forêts et aux lacs. Et nous ne pouvons qu’être attristée, comme Kukum, de constater que ce lien si précieux, si sacré, se soit tellement distendu qu’il a fini par se briser.
Le témoignage commence lorsque Almanda, la Kukum, change de vie. Elle croise le regard magnétique de Thomas, un Indien dont elle ne sait rien, tandis qu’elle travaille, à quinze ans, dans les champs des gens qui l’ont recueillie à la mort de ses parents, dont elle garde un souvenir lointain. Thomas va alors lui faire découvrir son monde, sa culture, ses traditions, et Almanda va embrasser toute entière cette vie nomade marquée par le respect humble de la nature et des éléments.
Thomas est un Innu, un peuple d’autochtones québécois vivant dans le Nord-Est du pays – plus précisément le long des rives du Pekuakami (renommé lac Saint-Jean). De tout temps, ils vivent au bord du lac, dans la petite localité de Pointe Bleue, et migrent vers le Nord, remontant la rivière Peribonka, installant un campement pour y passer l’hiver. Leur vie est faite de chasse et de pêche, le tout dans un respect émouvant de la nature et des éléments. Almanda découvre progressivement le monde de son nouveau mari, apprenant même la langue innu-aimun, écoutant les légendes de ce peuple, les retenant jusqu’à ce que ce soit son tour, plus tard, de les raconter à ses petits-enfants et arrières-petits-enfants. Une grande partie du livre décrit cette vie nomade, entre apprentissage de la chasse, remerciement du sacrifice, écoute de la pluie, lecture de nuage, tannage des peaux et respect des anciens.
Puis, Malek, le patriarche, le père de Thomas, meurt de sa belle mort entouré des siens, au sein de ce paysage du Nord qu’il aime et respecte tant. Comme un symbole, l’hiver suivant, il est impossible de remonter la rivière pour établir le campement traditionnel. En cause, l’abattage massif des arbres qui représentaient la forêt alentour. Le temps n’est plus à l’écoute et à l’harmonie avec la nature. L’heure est venue pour les promoteurs de découper tout ça, de draguer les rivières, de construire des barrages, et de construire des villes pour ceux qui s’en viennent travailler à la scierie. Et ce moment de bascule est relaté de façon poignante dans le livre. Car le nomadisme ne peut plus exister, les Innus, dépossédés de leur territoire, sont dès lors obligés de s’établir dans les villes où ils ne trouvent pas leur place. D’ailleurs, quelle place peut-il leur rester, puisqu’ils sont forcés de vivre au milieu de gens qui ne parlent pas leur langue et qui ne connaissent – et ne respectent a fortiori – aucune de leurs traditions. Privés même de nourriture, les voilà devenus dépendants des bons envoyés par le gouvernement pour survivre.
« Coupés du territoire, nous avons dû apprendre à vivre autrement. Passer directement d’une vie de mouvement à une existence sédentaire. Nous n’avons pas su comment faire et, encore aujourd’hui, on ne sait pas toujours. L’ennui s’est infiltré et a distillé son amertume dans les âmes. »
Almanda décrit avec précision ce mécanisme de dépossession : la terre, la culture et la langue. Les enfants Innus sont forcés d’aller à l’école, et ce qui apparait comme un élan humaniste de la part des autorités canadiennes (l’éducation pour tous) est en réalité un moyen de couper les jeunes générations Innues des plus anciennes, car apprendre le français dans ces écoles équivaut à enterrer l’innu-aimun. Si bien que deux générations plus tard, la langue n’est plus parlée. Pour éteindre un feu, le plus simple est de l’étouffer, de mettre un couvercle dessus pour ne pas qu’il se répande. Avec, comme poison contre toute rébellion, le mépris des fonctionnaires chargés de récupérer les enfants :
« Si vous refusez, c’est l’armée qui va les emmener, a lancé le fonctionnaire. Vous n’avez pas le choix. Les Indiens doivent apprendre à lire comme les autres Canadiens. C’est aussi simple que ça. Il est temps, même pour les sauvages, de devenir modernes. »
De plus, ces écoles, dirigées par des religieux, trainent derrière elles une réputation qui sera confirmée bien des années plus tard : maltraitance, coups, humiliations, mort.
Que reste-t-il de ce peuple si amoureux de la forêt et des lacs ? Si sensible aux animaux et aux oiseaux qui les protègent et les nourris ? Si fière de sa culture et de sa langue ? Eh bien, il ne reste que des alcooliques chassés de leur paradis, des enfants morts renversés par les voitures des chauffards et des larmes par torrent. Les personnages perdus et désolés décrits dans les romans de Naomi Fontaine ou, dans Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel (souvenez-vous, j’en parlais ici) sont le résultat de cette politique qui a fait tant de mal aux réserves Innues. C’est pourquoi il est essentiel d’écouter et transmettre, pour toujours, les témoignages venue de cette Atlantide ensevelie.
Alexandre
Kukum
Michel Jean
éditions Dépaysage
Un livre prenant qui vaut surtout pour l’émouvant et terrible témoignage qu’il porte. On le quitte à regret et avec un sentiment de honte provoqué par le récit de l’avancée de la “civilisation” et des ravages qui l’accompagnent
J’ai vraiment aimé ce roman, lu à sa sortie ici. Je suis ravie qu’il plaise outremer!