Can, Georgios, Leyla, Necdet, Ayşe et Adnan vivent, travaillent, gravitent autour de la place Adem Dede, dans le vieux couvent des derviches. Le premier est un jeune garçon de neuf ans atteint du syndrome du QT long, obligé de vivre constamment avec des protège-tympans qui l’isolent du monde. Le deuxième est un professeur d’économie grec mis à la retraite, ancien révolutionnaire, qui passe ses journées à boire le thé et à imaginer les prochaines catastrophes. La troisième recherche désespérément un travail dans le marketing, pour se prouver et prouver à sa famille qu’elle a fait les bons choix. Le quatrième, glandeur, fumeur, un peu taré, un peu perdu, est hébergé par son frère suite à certaines horreurs qu’il a commises dans sa campagne natale. La cinquième est antiquaire, réputée, spécialiste d’art religieux, et le sixième, son mari, trader pour une multinationale gazière, entre autre.
Tous ces gens vont se retrouver impliqués dans une histoire folle, qui les dépasse, et qui risque de changer la face de la Turquie et du monde à tout jamais.
Nous somme à Istanbul, en 2027. Depuis maintenant cinq ans la Turquie a rejoint l’Union Européenne. Une dizaine d’années encore avant, Israël a bombardé les installations nucléaires iraniennes, provoquant un désastre humanitaire, et un énorme choc gazier et pétrolier.
Un lundi d’avril, un attentat a lieu dans le tram. Pas de blessés, pas de morts, si ce n’est la kamikaze. Necdet était là, juste en face d’elle, et depuis, il voit des djinns, des karins, et le Saint Vert. Can, enfermé dans sa bulle d’ouate, enquête sur cet attentat étrange et mystérieux grâce à ses bitbots, qui se transforment à sa guise en Serpent, Rat, Oiseau ou Singe et malgré les demandes répétées du vieux Georgios de laisser tomber, convaincu qu’il est d’un danger plus grand et caché derrière cette histoire. Adnan lui, prépare le coup du siècle et espère gagner gros en détournant gaz et argent. Leyla se fait embaucher par un lointain cousin pour vendre des biotechnologies révolutionnaires, Ayşe part à la recherche d’un homme mellifié.
« Istanbul, reine des cités, se réveille avec fracas. Timbres cuivrés des premiers véhicules qui circulent, sons disgracieux des moteurs à explosion, grondement des taxis et des dolmus, des tramways sur leurs rails et dans leurs tunnels, des trains dans leurs terriers plus profond des zones de failles passant sous le Bosphore. »
La maison des derviches, est, vous l’aurez constaté, un roman « choral ». Les histoires de ces 6 personnages n’ayant à la base en commun qu’une vieille demeure vont se croiser, s’entremêler jusqu’à l’intime. Mais le personnage le plus important de ce superbe roman, c’est Istanbul. La mégapole turque est présente à chaque page, dans chaque mot. Elle est parcourue de long en large, de sa rive européenne à ses quartiers asiatiques, de Byzance à l’entrée dans l’UE, avec sa complexité, ses besoins, ses évolutions. Le réchauffement climatique, la crise de certaines matières premières font peser une chape de plomb sur la Perle du Bosphore. Ville montante dans les nanotechnologies, qui tient également les mains sur les vannes des gazoducs entre le Moyent-Orient et l’Europe, elle est encore déchirée entre ses traditions vieilles de millénaires, son histoire violente, passionnée, romantique, et la modernité dans laquelle elle s’est engouffrée de plein pied, avec la même ardeur.
Conflit interne sur la légitimité d’une Turquie européenne, peur du reniement des racines religieuses et historiques, place des populations immigrés, chasse au trésor, folie financière, développement et place quotidienne des bio- et nanotechnologies, stratégie géo-politique… Il y a tout, dans La maison des derviches. Et ce tout est mené, comme d’habitude, de main de maître par le formidable Ian McDonald. Pas de longueur, pas d’égarement, malgré la complexité des intrigues et la foison de personnages, de détails, de subtilités.
L’histoire est passionnante, et le roman salué de nombreux prix. Que l’on soit aux côtés d’Adnan, dans les méandres de la finance la plus sombre, manipulée et destructrice, avec Ayşe à la recherche du légendaire homme mellifié d’Iskenderun (un homme dont le sarcophage a été rempli de miel, confit, et dont la dépouille aurait été transbahuté d’un bout à l’autre du pays), ou auprès de Georgios, le vieux Grec, qui partage son long temps entre le jeune Can, et qui voit son morne quotidien bouleversé par le retour brusque et imprévu de son amour révolutionnaire, la belle Ariana.
La vie tourne, les fils s’emmêlent et McDonald nous perd avec bonheur dans cette cité miraculeuse, qui traverse le temps, les hommes et leur folie, leurs questions et leurs vaines recherches, au rythme des danses des derviches.
Denoël, Lunes d’encre
523 pages
Marcelline