Après avoir réinventé les vies de Nico ( Vous n’étiez pas là, Verticales ), Fassbinder ( Fassbinder la mort en fanfare, Rivages ) et Mohamed Ali ( Le ring invisible, Verticales ), Alban Lefranc sculpte dans une œuvre exemplaire Maurice Pialat avec L’amour la gueule ouverte (hypothèses sur Maurice Pialat) aux éditions Hélium. Et attention lecteur, ça fait très très mal !
Ouverture. George Bataille et Céline : « La merveille aveuglante », les femmes, la tragédie de vivre et l’amour, ces choses qui font que l’on passe notre vie à hurler, à gueuler. Des choses qui sont vitales à Pialat et avec lesquels il entretient des rapports complexes – on ne présente plus les amours tumultueuses de Pialat – contradictoires et impossible à défaire. Pialat est une victime volontaire des femmes, depuis sa plus tendre enfance, depuis sa mère. Et les hommes, des êtres effacés, comme son père, « ombre exemplaire ».
« Jamais le père mais maman. Oui la mère plus forte que deux ou trois ou dix pères invisibles entassés, la mère couvrant le bruit de toutes les ombres des pères absents, la mère hurle. Les hurlements de la mère ricochent contre les tomettes rouges de la cuisine l’après-midi, le soir.
LA MERE. »
La construction du texte est à l’image de l’homme, indissociable de ses œuvres. Ainsi « L’enfance Nue » sera le fil conducteur, son premier succès mais aussi ce qui a fait de lui, Pialat le cinéaste. Intercalant films, entretiens et biographie Alban Lefranc reconstitue une vie contradictoire, prise entre l’envie d’être reconnu et le rejet de cette reconnaissance. L’envie d’être aimé, cette envie aveuglante, une plaie béante impossible à refermer. L’amour, toujours l’amour, central qu’ il « faut aller chercher la gueule ouverte » car lui seul permet au monde de tourner.
« Il faut tomber amoureux sans cesse, c’est le seul moyen. Non pas baiser, mais tomber amoureux, raide amoureux, à cracher son dernier sang. Dès que vous arrêtez, vous mourrez. Vous pleurnichez, vous fixez le plafond, vous vous répandez à toutes les oreilles compatissantes (on en trouve toujours). Vous maudissez X d’avoir fait un film sur le même sujet que vous, y de n’avoir rien dit du vôtre, z d’être une putain du bruit public, la terre entière de puer aux narines d’Adonaï. Pour apprendre à se taire, il faut sans cesse revenir à la merveille aveuglante. Boire et reboire à la merveille des femmes. »
Et il y a surtout ce « vous ». Ce « vous » utilisé tout au long de court texte, 75 pages de « vous » violents, qui claquent, qui s’insinuent au cœur même de l’intimité d’une homme qui passe sa vie à se taper la tête contre les murs. Ce « vous » qui devient « je » parce que cette vie bien qu’exemplaire est une vie comme beaucoup d’autres. Sauf que chez Pialat, il y a le cinéma.
« Vous tenez ainsi jusqu’à plus de quarante ans, bien au-delà de la limite prescrite par la décence sociale, rien que sur votre capacité à donner aux femmes le pouvoir de vous détruire. Comme il y a aux États-Unis un suicide by cop, par lesquels d’ex-G.I revenus ravagés d’Irak provoquent des policiers jusqu’à être troués de balles, vous inventez à votre seul usage et avant tout le monde le suicide by women. Vous tenez ainsi jusqu’à quarante-deux ans et cent soixante jours. Et puis il faut filmer. Le pont le rasoir la chaise et sa corde sont trop proches, trop laids, les toiles détruites, le cycle des ruptures trop horriblement régulier, il faut filmer. »
Alban Lefranc est un boxeur littéraire. Les coups sont donnés par des phrases qui frappent dures et qui mettent KO. Et si par hasard, avide lecteur, tu as l’occasion de pouvoir te rendre un jour à une lecture d’Alban Lefranc, cours-y car rares sont les écrivains qui sont bons lecteurs et qui donnent autant le frisson.
75 pages
Gwen