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László Krasznahorkai – Seiobo est descendu sur terre

Qu’est-ce que l’art vient toucher lorsqu’il se réalise, sous nos yeux, sous nos doigts, dans nos imaginaires ? A travers 17 chapitres, 17 portes à ouvrir pour mieux nous claquer au visage une fois franchies, le grand écrivain hongrois László Krasznahorkai interroge l’impact de l’art sur nos existences. Du Japon à l’Italie, d’un artisan à un voleur désœuvré, la raison et la folie tiennent les deux bouts d’une quête insatiable de beauté. Plongée dans ce roman monumental écrit en 2008 où les œuvres côtoient les divinités, où, comme appelé par un récit puissant, Seiobo est descendu sur terre.

Il fait toujours nuit, sinon on n ‘aurait pas besoin de lumière. (Thelonius Monk)

D’abord, il y a cette écriture singulière, une œuvre en soi, une rivière qui déborde et nous happe dans ses courants. Elle ne connaît pas de rupture, se délie comme la pensée. Aliénée, elle coure, coule et se brise à chaque fin de chapitre. Pas de ponctuation véritable, des virgules, un point toutes les deux pages. Elle s’essouffle, s’apaise et nous laisse haletant, plein de son vertige.

On compare souvent László, collaborateur régulier du cinéaste Béla Tarr, à Gogol ou Melville. Le sol est sombre tandis qu’un soleil puissant assèche l’existence, réfléchit sur les murs. Le sol est sombre alors qu’une lumière blanche aveugle le regard. Vision apocalyptique dont l’œil se farde, hagard, seul au monde. Pour ne pas souffrir de cette clarté tyrannique, il faut se réfugier dans les détails, les précisions, celles de celui qui fait : le restaurateur d’œuvre d’art, l’artisan, un acteur de théâtre No, un architecte, ou même un oiseau en train de pêcher. Penché sur la matière, la pensée se repose, concentrée sur sa tache. Chaque geste est conté.

« Il y a de fortes chances pour que le harpon frappe à un moment de baisse, de chute, voire au seuil minimum de ce qu’on appelle la courbe d’attention, et alors cette paire d’yeux posés là par hasard ne verra malheureusement rien, rien d’autre qu’un oiseau immobile penché en avant, qui ne fait rien, et cette personne, avec cette courbe d’attention dans son cerveau, même lui, le seul d’entre nous à l’avoir regardé, ne verra peut-être jamais plus rien, et sa vie se poursuivra ainsi, ce qui aurait pu donner du sens à son existence lui échappera, il mènera une vie morose, pauvre, austère et amère, dénuée d’espoir, de risque, de grandeur et de toute notion d’un ordre supérieur – il lui aurait pourtant suffi de regarder, depuis le bus n°3, sur sa vieille bicyclette rouillée ou en marchant sur le sentier tracé dans la poussière bordant le kamo, ce qui se trouvait dans l’eau, ce que faisait le grand oiseau blanc immobile, fixant, le cou, la tête et le bec allongés, la surface écumeuse de l’eau ruisselante ».

Et puis, il y a ces histoires, toutes plus habitées les unes que les autres, celle d’un artisan en train de restaurer une statue du Bouddha, un homme qui découvre la Scuola Grande di San Rocco et y croise l’œil du Christ, un autre qui se perd dans des ruelles étouffées par un tourisme de masse, à la recherche de l’Acropole qu’il ne verra jamais. Il y a l’histoire de la reine Vashti, bannie de son royaume et qui nous mène aux sources du tableau d’Esther dont on ne sait si c’est un Botticelli ou non. Chaque chapitre est une nouvelle, une immersion dans une réalité, souvent terne ou ternie, sauvée par un instant subtil, une musique, une apparition, une conviction spirituelle. Ainsi, un gardien de musée entretient une dévotion amoureuse pour la Vénus de Milo, un voleur en devenir se voit observé par une statue, un acteur est témoin de l’apparition de la déesse Seiobo.

Contraste. La grisaille du quotidien, son adversité, sa pénibilité, jusqu’à la farce du marché de l’art sont mis face à la lumière fugace d’un instant lui-même surgit d’une éternité impalpable, dépassés par la magie qui règne en toute naissance. La contemplation devient la rédemption. L’acte de création devient manteau de protection, espace inaccessible, préservé, un face à face avec dieu, quel qu’il soit, avec ce tout qui dépasse la condition humaine, donne un toit à l’errance.

« Tu ferais mieux de te retirer et de t’enfoncer dans les herbes, sur l’un de ces étranges îlots de la rivière où les hautes herbes te masqueront complètement, et tu ferais mieux d’y rester pour toujours, car si tu sors de ta cachette, demain ou après-demain, il n’y aura personne pour te comprendre, personne pour te regarder, pas un seul de tes ennemis naturels ne pourra voir qui Tu es vraiment, tu ferais mieux de partir ce soir, au soleil couchant, tu ferais mieux de te replier avec les autres, quand la nuit tombera et ne reviens pas quand l’aube pointera demain, ni après-demain car il vaudrait mieux pour Toi qu’il n’y ait plus de lendemain ni d’après lendemain, va te cacher ce soir dans les herbes touffues, laisse-toi tomber, couche toi sur le flanc, laisse tes yeux se fermer lentement et meurs, car la noblesse que tu portes en toi est vaine, meurs cette nuit dans l’herbe, &croule-toi, effondre-toi, résigne-toi : rend ton dernier soupir ».

Convaincu qu’on est sauvé par la transcendance, ce roman est aussi un vaste champ d’érudition. On y apprend les gestes du restaurateur d’œuvres, de Kyoto à Venise ou encore les techniques du pigment en Orient. A travers l’histoire des œuvres parcourues, l’auteur nous parle de nos civilisations, absurdes, riches, mystérieuses, sur un ton biblique, précis, parfois ironique.

La lecture de ce livre est une expérience spirituelle, intellectuelle, physique. Il faut souffler, à chaque fin de chapitre, cracher l’émotion via le silence, aller faire un tour, peut-être, avant de tourner à nouveau la page. Chacune des chutes choisies par l’auteur ne pousse jamais vers le bas, au contraire, elles chute vers le très haut. Alors, dans l’incapacité physique de supporter longtemps cette absence de pesanteur, il faut redescendre sur terre, à chaque fois, avec ou sans Seiobo. A lire absolument, avant ou après la fin du monde.

László Krasznahorkai
Seiobo est descendu sur terre
1998, éditions Cambourakis
411 pages

Kattalin

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Chroniqueuse

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