Le Chien du Mariage, quatrième recueil de nouvelles de Amy Hempel, sorti en 2005 aux Etats-Unis, paraît ce mois-ci dans une traduction de Guillaume Vissac qui vient compléter la collection de ces « short stories » dont les trois premiers volumes ont déjà été publiés par les éditions Cambourakis. Proche de Gordon Lish, fameux éditeur de Raymond Carver dont elle a intégré les ateliers d’écriture, Amy Hempel est une nouvelliste réaliste au style impeccable dont l’œuvre resserrée tient en quatre cents pages sur vingt ans.
« Dans une ferme, près d’une route en lacets, j’ai acheté un sac de piments rouges bien brillants. N’était-ce pas bon pour tout ce pour quoi on veut que les choses soient bonnes ? »
A bord d’une automobile blanche, elle sillonne les autoroutes en écoutant en boucle une cassette enregistrée par l’homme qui ne veut plus lui parler et à qui elle poste des cartes lapidaires. Sur les deux faces, un seul morceau, Jesus is waiting d’Al Green. Au bord de la mer, elle observe son voisin tromper sa femme. A cinquante ans, elle regarde un film fantastique la veille d’un test de grossesse. Le père éventuel est-il le mari qui l’a quittée ou l’homme qu’elle n’a pas dénoncé et qui l’a menacée avec un couteau ? Aurait-elle dû rendre à son mari la broche en diamant qui traîne dans le tiroir ? Elle écrit au bureau des contraventions de New York pour contester une amende, et ce qu’elle ne peut exprimer ailleurs rejaillit. Elle n’écoute pas le médecin, les points blancs sur la radiographie lui rappellent les articles de vaisselles dans les natures mortes.
A la mort de sa mère, les femmes qui s’intéressent à son père misent sur elle pour le séduire. Chaque nuit, elle raconte à son amant ses aventures sexuelles avec un couple marié, et chaque nuit l’histoire est remodelée. Lorsqu’elle rentre dans son chalet près du lac, les détecteurs de mouvement déclenchés par les biches et les chevreuils allument les lampadaires et font surgir la peur d’un intrus. Le dernier soir de son mariage, à une représentation de ballet, elle observe un chien d’aveugle, elle qui les élève et connaît l’amour absolu qu’ils portent à ceux qu’ils choisissent. Son chien est perdu et elle rectifie la somme promise sur l’affichette collée par l’ex-mari, la voyante qu’elle consulte pour le chien ne sait pas faire revenir les hommes perdus.
« Je suppose qu’il y a beaucoup de choses pour lesquelles on ne devrait pas se sentir visé. L’absence de place de parking quand ça nous arrange, une météo rigoureuse, un mari qui découvre qu’il aime quelqu’un d’autre. »
Elles sont toutes des femmes qui traversent quelque chose, une séparation, une perte ou une violence commise par un homme, l’exposition étant souvent parcellaire ou absente, ouverte aux suppositions, aux doutes, à l’imagination. Pour dire les difficultés, les accrocs, la complexité du rapport à soi et à l’autre, Amy Hempel préfère la distanciation et la pudeur à l’exhaustivité et l’exégèse. Les douleurs ne sont pas explicitées, mais se révèlent dans les détails presque par inadvertance, de petites aiguilles implacables autour de phrases en apparences anodines et l’objet de l’affliction, souvent, est déplacé sur un élément du quotidien, comme pour permettre aux narratrices de contourner la souffrance pour mieux la surmonter, plutôt que de s’y confronter directement. L’essentiel, ici, ne réside pas tant dans l’épreuve qu’elles traversent que dans ce que cette traversée modifie en ces femmes et autour d’elles, dans leur façon d’être et de voir.
L’un des talents les plus appréciables, et admirables, de l’autrice, réside d’ailleurs en une capacité particulière à rassemble deux évènements qui ne semblent avoir aucun rapport l’un avec l’autre, mais dont l’association trahit un regard singulier. Ce sont dans ces rapprochements de faits triviaux que se dévoilent les caractères des narratrices, dans le signifiant engendré par ces juxtapositions qu’apparaissent l’ironie et l’humour. Si l’écriture d’Amy Hempel est particulièrement réaliste, elle est aussi à l’affût des singularités, de ce qui paraissant ordinaire est en réalité hautement symbolique d’un caractère ou d’une émotion, si l’on décentre le regard. Concise et acérée, elle n’est jamais cruelle. L’on y ressent, au contraire, une belle et immense empathie, qu’elle soit dans le regard posé sur ces femmes mises en scènes dans leur quotidien d’écorchées ou symbolisée par les chiens qui peuplent le recueil et lui donne son titre, et qui toujours sont là pour vous, aimants.
Les nouvelles qui composent Le Chien du Mariage sont si puissantes, troublantes, étranges à leur singulière façon, qu’il faudrait les laisser reposer et prendre entre chacune une pause, une respiration qui permettrait à l’impression de vous envahir : en quelques mots, peu de pages, ça s’imprime, voix et images, et ça ne part pas, ça accompagnera, on le sait. Peut-être est-ce l’avantage des nouvelles, en particulier celles d’Amy Hempel, que de pouvoir être lues à distance les unes des autres, d’être si concentrées que quelques pages (parfois, deux lignes, pour « Mémoire ») suffisent à vous emplir et vous ébranler, et que ce plaisir puisse être renouvelé douze fois de suite, toujours réinventé, subtilement différent dans la secousse qu’il suscite.
« Ma main tremble pendant que j’écris. Voilà ce que je ne peux pas exprimer, voilà comment je le dis. »
Guillaume Vissac, traducteur du recueil, est auteur et éditeur (Publie.net). Il tient un journal en ligne sur son site Fuir est une pulsion, sur lequel il publie quotidiennement une traduction « pirate », phrase par phrase », du Ulysse de Joyce. C’est aussi là qu’il a commencé à traduire en 2011, « tout seul, dans son coin, de l’anglais vers le français, et sans autorisation aucune », The Dog of the Marriage.
Lire aussi :
- Une interview d’Amy Hempel par Suzan Sherman dans BOMB Magazine.
- La chronique de En forme de cœur d’Amy Hempel, par Teddy, sur Un dernier Livre.