Au nord de l’Arélie, faisant frontière avec le Parayaquill se dresse la chaîne des monts Chiffres. Le Mont 84 élève sa face grise et dur au-dessus de la jungle luxuriante et étouffante qui s’étale à ses pieds. Ancienne mine-prison, il s’est vidé de sa population au moment de la Guerre de 8 ans, et depuis plus rien ni personne n’a osé braver les panneaux « Danger, terrain miné ».
Jusqu’au jour où Bravo d’Iquitos, étudiant de La Nouvelle-Ozmüde au cœur brisé y trouve un refuge sans vie pour y durcir son cœur. Il sera rejoint dans sa retraite par deux forçats évadés du pénitencier de Monica qui arrivent avec des idées beaucoup moins romantiques que le jeune étudiant.
Rêvant de revanche et de révolte, les deux hommes décident de partir pour une équipée sauvage et meurtière qui donnera du fil à retordre aux différents services policiers qui pourraient croiser leur chemin. Bravo, n’ayant, se dit-il rien à perdre, suit les deux forçats, rêvant d’aventures et de folies.
C’est le lieutenant Van Goës qui va partir à leurs trousses, le jeune enquêteur brillant, beau et séducteur, un peu superficiel, un peu timide et complètement subjugué par ses proies.La traque va prendre des proportions effroyables, et la vie de chacun ne semble suspendu qu’à un fil, une liane.
La Fédération, qui sert de décor aux incroyables nouvelles des Soldats de la mer, a disparu, il n’en reste que ses lointaines colonies qui se sont développées loin d’elle et de son image, voulant s’en émanciper. Les tensions latentes entre l’Arélie et ses voisins, La Nouvelle-Durango et le Parayaquill, ont mené à des guerres par le passé, et ont conduit à des régimes, du moins pour l’Arélie, pour le moins dictatoriaux, qu’ils l’ignorent ou non. En Arélie, dirigé par l’Archonte Général, les compas, les flics, et leurs différentes brigades ont une emprise et un pouvoir sur le peuple, leur permettant de brûler des voitures en cas d’excès de vitesse par exemple.
Wil Ganz, prisonnier de droit commun et Liber Gonvallo, prisonnier politique, veulent offrir à l’Arélie, à ses règles et ses autorités un dernier feu d’artifice, quitte à mourir pendant l’allumage. Se moquer de son pouvoir, ridiculiser ses forces de l’ordre, faire vibrer ne serait-ce qu’un peu son autoritarisme sur son socle immuable, réveiller quelques secondes le peuple. Le jeune Bravo, étudiant en histoire ancienne et passionné par la Fédération, laisse son âme romantique et ses beaux idéaux céder aux appels de révolte et d’insoumission, de liberté de ses nouveaux compagnons pour plonger dans une cavalcade ensanglantée,
« Il est un Monsieur Loyal pris de folie froide qui doit liquider une troupe d’incompétents, il est l’appariteur d’un châtiment annoncé, un maître de cérémonie officiant le mystère de la mort. Il prend à revers trois ou quatre acrobates qu’il fusille à bout portant. Un dresseur de fauves se relève, d’une seule balle il le renvoie à terre et sans précipitation, résolument, inconscient des derniers projectiles qui le saluent en sifflant à ses oreilles comme un invisible public enthousiaste, il avance encore, de son allure flottante, inscrivant sa seule silhouette irréelle dans le cercle vivant qui se rétrécit lentement avec la chute de la fusée. Il dégoupille une grenade, la lance sous un 6-roues qui a échappé aux fléchettes incendiaires et quand elle explose, les corps écartelés de deux trapézistes tombent des cintres . »
On retrouve ici avec un plaisir non dissimulé le grand talent de narrateurs des Rémy. Jamais écriture à quatre mains ne paraît aussi fluide, mêlant cynisme, ironie et amour, meurtre, peur et passion.Les personnages sont complexes et se découvrent au fil de leurs aventures, qui loin de les rendre moins humains, et les élèvent tous dans leur humanité. Que ce soit nos forçats meurtriers ou le lieutenant Van Goës, aucun ne rentre véritablement dans le moule que l’Arélie leur a construit.
Fable politique à plusieurs niveau, Le Mont 84 prend de l’ampleur au fil des pages, développant son intrigue avec ingéniosité, dans la terreur, l’indicible et l’amour, les amours même.
« Il s’arrêta sur le talus de l’allée et s’étendit sur le dos dans l’herbe fraîchement coupée pour retrouver son calme et sa sérénité. Partout les petites marguerites tropicales et les mères de famille, qui portent d’autres petites fleurs disposées en ombrelle autour de leur circonférence, s’étaient refermées. Dans le ciel, les étoiles, qui sont les marguerites de la nuit, s’étaient elles aussi teintes, contrariées par la luminosité des lunes. Derrière lui, des parcs bruissaient doucement, frissonnés par un vieil alizé. »
Avec poésie et compassion, Yves et Ada Rémy nous racontent une histoire dure, violente, sombre et angoissante en en soulignant la beauté, l’humanisme et la force. Un roman incroyable, lecture indispensable pour l’été !
Marcelline
(c) image à la une : Corinne Billon & Laure Afchain