Très attendu en cet an de grâce 2015, le dernier Larcenet porte encore un sacré coup dans le monde de la bande-dessinée: récit coup de poing, première adaptation sous un coup de génie, bref un grand coup de maître. Cette fois, il s’attaque au roman éponyme de Philippe Claudel et signe un roman graphique époustouflant. Aucune perte de niveau ni de rythme, Manu Larcenet semble inépuisable et continue sur sa lancée plus sombre et réaliste engrenée avec sa série Blast.
Dans un village isolé de tout, à flanc de montagne, vit Brodeck. Survivant des camps de concentration il porte en lui le fardeau de l’horreur qu’il a vécu là bas. Un soir il se rend innocemment à l’auberge du hameau et y trouve tous les hommes rassemblés, muets, le fixant dans une tension palpable. Ils ont commis l’innommable en assassinant l’Anderer, personnage cultivé mystérieusement arrivé il y a plusieurs années de cela à cheval et ayant élu domicile dans la bourgade.
Ce l’Anderer c’était un peu le miroir qui mettait les hommes face à ce qu’ils ne voulaient pas voir; leurs consciences abîmées. Un élément incernable venu du monde extérieur pour cartographier la région et répertorier la faune et la flore, des activités bien innocentes qui pourtant ont réveillé la peur des villageois et qui ont fertilisé la gangrène qui hantait déjà leurs coeurs.
Son meurtre, ils l’appellent l’Ereigniës, patois issu de l’allemand Das Ereignis signifiant l’Evénement. A Brodeck, unique personne à ne pas avoir été conviée au massacre, d’en rédiger le rapport.
Ainsi commence le compte-rendu de celui-ci, seul innocent parmis les coupables, qui écrit en parallèle ses souvenirs et sa vie en laissant ses pensées guider sa plume.
Ici le devoir de mémoire prend tout son sens car il porte aussi bien sur l’Ereignïes que sur les camps de la mort. Brodeck rend une sorte d’hommage au premier, décrivant sa douceur et son savoir, son sourire, toutes ces choses dont le reste des villageois se méfiait, croyant que cet étranger arrivé de nul part était un espion, un porteur de mauvaise augure. Ses souvenirs portant sur la Seconde guerre Mondiale sont de brusques ellipses, froides et cruelles où l’on sent littéralement l’effroi et la honte se déverser à travers le dessin de Larcenet.
De son trait trés détaillé et subtil, il nous plonge dans une ambiance anxiogène et lourde où les mots laissent place aux images. Très peu de phylactères au final pour ce premier tome, comportant beaucoup de plans contemplatifs qui prennent littéralement aux tripes et nous happent dans cet sorte de huis clos formé par ce village isolé de tout, aux habitants usés par les années et le travail rude et aux airs de vieux rochers abimés par les intempéries de la vie.
On ne peut qu’être envouté par ces paysages tout en noir et blanc, dont la nature sauvage fait écho à l’aspect fauve de cette société, que leur peur fait rejaillir. Car au final la frontière entre l’homme et l’instinct primitif est bien peu épaisse… L’intolérance, la lâcheté, la xénophobie, autant de vilains penchants propres à l’humanité que Philippe Claudel et Manu Larcenet retranscrivent autour d’un grand questionnement sociologique du genre humain. Cependant, un message d’espoir persiste au fil de ce premier tome: celui que la miséricorde et la tolérance sont toujours présentes à travers le personnage de Brodeck, qui ne ressent pas de crainte envers l’Anderer, malgré le fait que lui-même ait été maltraité par les étrangers allemands venus l’arracher à ses racines.
Une rage va l’habiter, en lutte contre la fièvre malsaine du reste du village; celle de vouloir dire la vérité, quitte à percer le mensonge collectif établi et ne pas bénéficier de la protection du groupe social dressé.
Mensonges et non-dits sont les moteurs de ce récit, s’insinuant partout, portés par la tristesse laissée sur les coeurs de ces gens bourrus au patois rocailleux. Un passage très poignant l’illustre parfaitement, celui du curé Peiper décrit comme « l’homme merde » du village par Philippe Claudel, homme aigri par la guerre et égout des villageois qui lui confessent toutes leurs pires atrocités afin de soulager leurs consciences, au détriment de celle de l’homme d’église.
La fausseté ronge les âmes, grignote les coeurs et est dénoncée dans cette bande-dessinée de manière tour à tour mélancolique, brutale et triste, mais toujours sans faux-semblants.
Une véritable réussite graphique qui porte aux nues le roman de Philippe Claudel et qui nous happe dans l’attente pesante de ce premier tome magistral.
Editions Dargaud
160 pages
Caroline
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