C’est une entité bicéphale qui commence à faire parler d’elle. Les éditions de l’Ogre c’est cette nouvelle maison d’éditions au talent indéniable qui propose pépite sur pépite depuis sa création. Voici l’interview des deux têtes de ce monstre :
1/ Comment est né le projet ? Qu’est-ce qui vous a décidé à sauter le pas et à créer votre maison d’édition?
Benoit Laureau : À vrai dire ce n’était pas un choix au sens classique d’une orientation post bac. Je n’ai pas fais d’études littéraires ou éditoriales. J’ai quitté le domaine auquel je me destinais à travailler avec l’idée précise de monter ma propre maison. Cela a pris du temps et quand l’occasion s’est présentée je n’ai pas hésité.
Aurélien Blanchard : On avait travaillé ensemble avec Benoit, il y a quelques années, au sein des Editions Amsterdam. A l’époque, on s’était dit que ce serait chouette de retravailler ensemble, plus tard. Personnellement, quand on a monté la maison, cela faisait déjà quelques années que l’envie de monter une maison d’éditions en littérature me taraudait. Après, quand on sait qu’on aime travailler dans les livres et qu’on se connaît suffisamment pour savoir qu’on supporte mal le travail salarié, il n’y a pas quinze mille options, en fin de compte.
2/ Pourquoi avoir choisi de travailler dans ce domaine?
B.L. : Parce que les livres ne m’ont jamais ennuyé ?
AB : Je ne me suis jamais réellement posé la question. Je suis arrivé dans le monde du livre un peu par hasard, après mon deuxième échec à l’agreg’, il y a une dizaine d’années, et, sincèrement, depuis, je ne me vois pas faire autre chose. C’est comme un virus.
3/ Quelle est votre politique/ligne éditoriale?
Ligne plutôt, la politique donnerait une dimension marketing que nous n’avons pas (encore!). Le projet de l’Ogre s’est développé autour de la notion d’irréalité : cette notion et cette approche de la fiction, une littérature hors sol, une sorte d’hyperfiction, évolue sans cesse. Disons que nous aimons particulièrement être bousculé par une langue ou une narration qui perturbe notre rapport au réel, qui met à mal notre perception normée du monde.
4/ Comment choisissez-vous les textes, les auteurs avec lesquels vous allez travailler?
On aimerait vous dire que les textes nous choisissent, mais la réalité est un peu différente. Nous lisons beaucoup en français, anglais et espagnol, contactons des auteurs, des traducteurs, recevons des manuscrits et des projets de traduction. C’est en fait une grosse partie de notre travail. Notre ligne est très précise et nous savons très exactement ce que nous cherchons, la sélection est donc relativement rapide à faire.
5/ Comment est arrivé entre vos mains « Ma fille folie » de Savina Dolores Massa ?
Benoit Laureau : De manière tout à fait triviale comme beaucoup de projet, j’ai rencontré Laurent Lombard (le traducteur) dans une cantine où je dîne souvent. Les patrons sont des amis communs, ils m’ont présenté Laurent et il m’a immédiatement parlé de cette auteur.
6/ Y a-t’il une sorte d’appréhension et surtout comment appréhende-t-on un texte tel que « La maison qui recule » de Maurice Mourier ? Est-ce un pari risqué pour une maison d’éditions jeune de sortir un texte aussi original ?
Dans la maison qui recule est le premier texte contemporain que nous avons décidé de publier très tôt dans l’histoire de la maison et, au risque de vous paraître inconscients, nous ne l’avons jamais vu comme un pari risqué !
7/ Comment se passe le travail avec l’auteur (et le traducteur le cas échéant) depuis la sélection de l’ouvrage jusqu’à sa sortie?
Nous avons un fonctionnement assez simple et souple, quand nous travaillons avec un auteur cela dépend surtout de sa volonté et de son désir de retravailler ou non le texte. Quand nous acceptons un manuscrit, nous sommes prêts à le publier en état, mais, par la suite, nous travaillons toujours le texte en profondeur et l’auteur est libre d’accepter ou non nos remarques. Nous avons jusqu’à maintenant beaucoup de chance de ce point de vue là. Pour les traductions, c’est un peu différent, nous avons un traducteur dans l’équipe ! Nous sommes très exigeants et passons beaucoup de temps à travailler le texte, ce qui suppose un échange continu avec le traducteur en parallèle de sa traduction.
Par contre auteurs et traducteurs sont impliqués dans toutes les étapes de construction du livre, choix de la couverture, diffusion du livre…
8/ Un coup de projecteur sur une sortie plus ou moins proche?
“Cordelia la guerre” de Marie Cosnay qui paraîtra en septembre prochain, un roman multiple, à la fois épique, policier, contemporain et mythologique. C’est un roman en perpétuel équilibre dont la narration éclatée agrège, avec une forte connotation politique, une enquête, une guerre et la pièce de théâtre du Roi Lear. On ne vous en dit pas plus pour l’instant, mais, promis, vous allez être retourné. C’est dur de faire plus ogresque, comme texte.
9/ Quel(s) texte(s) auriez-vous voulu publier?
BL : Mon expérience à la Quinzaine littéraire m’a, pendant plusieurs années, permis de rendre la mesure de la richesse de l’édition contemporaine. Il y a donc énormément de texte que j’aurais pu ou voulu éditer, une bonne partie des romans de José Corti ou l’intégralité du catalogue de Passage du Nord Ouest !
AB : Pour ma part, pour parler de lecture relativement récente, j’aurai bien aimé publié Les Saisons, de Maurice Pons, ou, dans un registre un tout petit peu plus contemporain, Tout Passe, de Gabriel Josipovici. En réalité, la liste est longue, si longue…
10/ Avez-vous déjà quelque chose à nous dire sur la suite de « La maison qui recule » ou le projet n’est pas encore assez avancé ?
Tout ce que nous pouvons dire c’est que le 2ème volet fonctionne en miroir. Ce diptyque illustre et critique le caractère relapse que l’homme entretien à la religion. Après “Dans la maison qui recule” qui met en scène un espace clos qu’une personne tente de pénétrer, le 2ème volet sera plus insulaire, mettant en scène un espace clos dont on serait tenté de sortir.
11/ Pour finir que conseilleriez-vous à un éditeur qui souhaite se lancer et monter sa maison d’éditions ?
BL : Il n’y a pas de recette, mais a mon avis, en dehors de la faillite, le plus grand risque est de se fermer sur soi, de devenir aigri, d’en vouloir à tout le monde parce qu’un livre de “marche” pas ou mal. La chaîne du livre est complexe, pleine de défauts, de dysfonctionnements, de difficultés et de contradictions. Il faut intégrer ces particularités dans une politique de diffusion tout en les maintenant à l’écart de la politique éditoriale ce qui n’est pas évident. Il faut savoir faire preuve d’humilité dans la manière de publier et défendre nos livres tout en étant très ambitieux et sûr de ses choix. Il faut prendre son temps, construire un projet qui intègre à la fois les contraintes personnelles et celles propres au livre. Il ne suffit pas d’avoir une ligne et des bons textes, il faut avoir les moyens de les défendre, à la fois en terme de temps et en termes financier. Avec Aurélien nous nous étions fixé différents objectifs dont le fait d’être diffusé par Harmonia Mundi, de prendre notre temps et d’être en mesure de conserver une activité “alimentaire” à côté. Évidemment les impératifs liés au capital et à la diffusion sont importants mais le véritable nerf de notre travail est le temps.
AB : Des milliards de choses. D’abord, un éditeur est aussi un entrepreneur. Donc bon, faut rattraper toutes les lacunes qu’on peut avoir en compta, etc. – moi j’en ai encore plein -, et être conscient que cela représente une bonne partie de l’activité, en plus de la lecture, de l’édito, de la communication, etc., et que toutes ces différentes facettes vont largement déborder sur le temps de sommeil, la vie sociale, la vie de famille. Au moins pendant quelques années. ça, c’est pour le côté entreprise. Après, je pense que c’est extrêmement difficile de faire ça seul, qu’il s’agisse de prendre des décisions éditoriales, stratégiques, ou juste d’encaisser les coups durs qui font le quotidien de n’importe quelle boîte. Donc il faut s’entourer. S’agissant du métier lui-même, je peux juste parler de quelques leçons que Benoit et moi avons tirées de nos expériences passées et qui ont servi de socle à notre association : Ne pas faire trop de livres pour pouvoir bien les défendre (et donc ne pas courir après l’avance des mises en place). Avoir, coûte que coût, un diffuseur. Se concentrer sur les librairies plutôt que sur la presse. Défendre une ligne claire et exigeante et se méfier de la tentation des “coups”. Essayer d’être le plus correct possible dans tous nos rapports professionnels, parce qu’on en paye toujours le prix. Quoi qu’il arrive, réussir à s’amuser. Je m’arrête là, parce que je réalise que je pourrai continuer très longtemps…