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Les îles enchantées, Herman Melville, Le mot et le reste

Les îles enchantées de Herman Melville et L’archipel des Galápagos de Charles Darwin.

Paru en août 2015 chez Le mot et le reste, éditeur marseillais spécialisé dans les livres sur la musique mais aussi en critique sociale et en littérature, et plus particulièrement en nature writing (je vous conseille en particulier l’excellente traduction de Nicole Mallet des Essais de Henry David Thoreau), ce livre propose de réunir en une nouvelle traduction Les îles enchantées de Herman Melville et L’archipel des Galápagos de Charles Darwin. Les deux textes sont amplement éclairés par les annotations du traducteur, Michel Imbert, qui propose en dernière partie du livre une analyse des correspondances et discordances entre les nouvelles de Melville et le récit de voyage de Darwin.

En 1835, les quelques jours d’escales du HMS Beagle permettent au naturaliste embarqué à bord d’arpenter et d’étudier l’archipel, dont les particularités seront à l’origine de sa théorie de l’évolution. Melville, engagé sur un baleinier, n’y accostera qu’en 1841, et c’est en toute connaissance des écrits de Darwin, paru 14 ans plus tôt, qu’il rédigera en 1853 Les îles enchantées, une série de dix « esquisses » pétries d’intertextualité. Au-delà du pastiche de la vulgarisation scientifique opérée par Darwin dans la relation de sa circumnavigation, le texte se compose de références stratigraphiques : littérature anglaise, du Paradis Perdu de Milton (ouvrage fétiche de Darwin) à Shakespeare et Edmund Spenser dont il cite librement La reine des fées pour introduire ses nouvelles ; récits de marins au long cours tels que David Porter, James Colnett ou William Dampier ; contexte littéraire et politique de l’Amérique du 19è siècle ; allusions à la Bible, enfin, ce qui vous renvoie au « kit de survie » proposé par Anne-Victoire pour lire Melville.

Là où les îles de Darwin sont symptomatiques d’une nature en constante évolution, Melville peint avec grandeur, poésie, et peut-être un certain cynisme, une société humaine en pleine déréliction, symbolisée par les hommes déchus, contrebandiers, marins en fuite, ermites fous, qui peuplent l’archipel. Omniprésentes, les tortues aux lourds boucliers et aux sifflements rauques sont érigées en symbole, socles du monde, vouées à l’enfer, et messagères. L’on est à la fois oppressé par ces îles volcaniques, noires, couvertes de scories stériles et de coulées de lave, comparées par l’un comme l’autre des auteurs au spectacle métallique de l’industrie naissante, et emporté par la grandeur désolée de ces roches isolées au large de l’Amérique du Sud, par la beauté des descriptions de Melville. Les images s’ancrent, l’on retiendra celle d’un promontoire rocheux balayé par les vagues « comme les marches d’un palais vénitien », couvert par la hiérarchie des oiseaux marins ; celle de la lettre E et de la mâchoire d’une île ; celle d’un royaume exilé devenu république puis « émeutocratie » ; celle encore de sièges de pierre abandonnés, de poste restante embouteillée au bord d’une grève hostile, de panneaux indicateurs pointant vers les tombes blanchies de marins trépassés… Toutes sont d’autant plus marquantes qu’elles sont mises en abyme par la parole scientifique et rationnelle de Darwin qui, lui succédant, renforce la puissance de l’écriture de Melville.

« Les autres tortues, ne rencontrant pas, comme leur compagne, des difficultés aussi insurmontables, se heurtaient simplement à de menus obstacles comme de seaux, des poulies ou des rouleaux de cordage et, parfois, voulant passer par-dessus en rampant, elles glissaient et retombaient sur le pont en un fracas assourdissant. Tout en prêtant l’oreille au bruit qu’elles faisaient en se traînant ou en se cognant, je me pris à songer à leur lieu d’origine, une île pleine de ravins et de gorges aux reflets métalliques, creusés au cœur des montagnes dans des failles sans fond et en grande partie couverts de fourrés inextricables. Et je me représentai ces trois monstres épris de rectitude, se glissant, siècle après siècle, dans l’ombre des taillis, aussi noirs et sinistres que des forgerons. Et elles rampaient si lentement, si lourdement, que non seulement des champignons vénéneux et toutes sortes d’espèces fangeuses bourgeonnaient sous leurs pattes mais une mousse fuligineuse poussait encore sur leur dos. En leur compagnie, je me perdis dans des dédales volcaniques, j’écartais les branches d’interminables halliers pourrissants ; et finalement je me vis en rêve, assis en tailleur sur celle qui avançait en tête, entre deux brahmanes juchés dans la même position, et, de nos trois fronts, nous formions un trépied qui soutenait la voûte céleste. »

Les îles enchantées, Herman Melville, Le mot et le resteEd. Le mot et le reste.

Trad. (anglais) Michel Imbert.

190p.

2015.

Lou.

Art and Picture Collection, The New York Public Library. (1864). Testudo Elephantopus, Galapagos Tortoise & (1884 – 1885). Amblyrhynchus Cristatus, Galapagos Lizard.

À propos Lou

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