En 2015, une maison d’édition prometteuse pointait le bout de ses pages avec un roman connecté, piquant et engagé, mettant en lumière une voix féministe turque contemporaine (La coiffure de la mariée de Seray Şahiner). Aujourd’hui les Editions Belleville refont cap sur Istanbul avec la parution d’Une drôle de femme de Leylâ Erbil, livre initialement édité en 1971 à une époque où le terme “féminisme” ne faisait pas encore parti du vocabulaire ottoman.
Tout d’abord, il faut parler de Leylâ Erbil elle-même avant de se pencher sur son ouvrage; figure engagée, active politiquement et socialement parlant, elle a fondé le Syndicat des écrivains de Turquie, a lutté pour l’émancipation de son sexe et est la première femme nominée pour le Prix Nobel en Turquie en 2002.
Souhaitant rompre avec la syntaxe traditionnelle de son pays, elle s’inspire d’auteurs venus d’ailleurs et crée un style littéraire franc, avant gardiste et sans pareil qui se marrie à merveille avec les sujets qui lui tiennent à coeur, tels que les droits de la femme, l’égalité des sexes, la liberté d’expression.
«Il n’y a rien dont ils ne soient capables, rien qu’ils ne s’interdisent. Ma mère est plus discrète, je veux dire qu’elle tient sa langue, tout en montrant qu’elle désapprouve le moindre de mes gestes. En haussant les épaules, en tapotant nerveusement quelque chose ou en expirant fort. Mais je m’y résigne; nous avons passé un accord tacite. Elle me supporte sans m’accepter. Je cherche toujours du travail. Et je n’ai pas rencontré celui qui lèvera le rideau magique de mon corps.»
Une drôle de femme est la preuve même de la capacité de l’auteure à observer le monde qui l’entoure et à le retranscrire sans jamais juger ou tomber dans le sectarisme facile. La protagoniste principale, Nermin, évolue au coeur des années 50-60, dans un monde qui l’étouffe. Son engagement féministe et ses aspirations politiques sont incomprises par ses parents et la plupart des membres de son entourage, qui la voient comme une illuminée ou une adolescente en pleine crise. Mais Nermin croit à ce qu’elle dit jusqu’au plus profond d’elle-même, et va tenter par tous les moyens de se faire entendre et de réveiller ce peuple qui se laisse piétiner par les bourgeois et les biens nés.
Accro aux auteurs russes, elle exprime haut et fort ce qu’elle pense du patriarcat, du système en place et de la religion, se fichant pas mal de choquer et de provoquer son auditoire et encore plus sa mère qu’un rien scandalise! Mais heureusement que la jeune fille connait quelques personnalités bohèmes, poètes, architectes et artistes qu’elle retrouve au Lambo pour discuter du sort de leur pays autour d’un verre de vin ou de rakı, car eux seuls sont en mesure de comprendre et de nourrir sa quête d’épanouissement intellectuel.
Au cours du texte on découvre l’architecture de la vie d’une femme en plusieurs étapes clés: on suit l’enfance de Nermin, son conflit avec sa mère, sa condition d’épouse et sa vie d’adulte qui souhaite se rapprocher du peuple et le soulager par tous les moyens.
«L’incendie, les flammes… Dans son trousseau, Nermin a tout emporté: les vases cassés, les plateaux tordus, les vieux braseros, les aiguières en cuivre trouées -des épines plein mon corps-, et même le piano de la belle-soeur tartare. « Qui sommes-nous pour jouer du piano, nous? » s’esclaffe-t-elle maintenant. Ces antiquités, ces objets sont une usurpation, notre sacrifice pour un rêve de petit bourgeois. Je ne peux pas dire qu’elle est folle, ce n’est pas ça, et encore moins pourrie gâtée. Et là, elle est assise sur mon tapis, sur tous mes ports: Mahangâvur
Kobuleti
Koplet
Canton
Lima
Rio de la Plata
ses yeux braqués sur tous mes navires.»
En plein coeur de la république turque conservatrice des années 60, Leylâ Erbil brosse le portrait d’individus plongés dans des conflits quotidiens, dans des luttes existentielles qui les prennent aux tripes quelque soit leur statut social. A travers Nermin, sa famille et son cercle d’amis et d’amants proches, elle dresse en fine observatrice du monde qui l’entoure cette dualité entre l’être et la société dans laquelle il évolue.
Une drôle de femme est d’autant plus marquant lorsqu’on le restitue à l’époque à laquelle il a été écrit et publié, car en plus de distiller des notions assumées de féminisme, l’auteure aborde également des sujets tabous en ce temps, tels que l’inceste, la virginité ou l’agression physique faite aux femmes. En plus de manier la plume à la perfection, d’avoir ce talent d’apporter des dimensions profondes, émotionnelles et personnelles à ses protagonistes en seulement quelques phrases, Leylâ Erbil a aussi fait preuve d’une grande qualité que les Editions Belleville salue avec respect: le courage de s’exprimer.
«Mes yeux ont blanchi à force de ne plus voir la mer, à force de contempler le ciel et l’arbre à soie… La-bas, ce qu’il reste de l’une des sept merveilles du monde est un piédestal qui couvre toute l’entrée du port. Il me semble aussi que je suis, que nous sommes, l’une des merveilles du monde.»
Belleville Editions
236 pages
Traduit du turc par Ali Terzioğlu et Jocelyne Burkmann
Caroline