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L’interlocutrice – Geneviève Peigné

« Une tignasse. Un roncier. Des phrases, des ponctions cérébrales. »

Odette, de jeune femme neurasthénique, est devenue vieille femme. L’horizon mental rétréci, dégénéré. Alzheimer l’investit. Elle s’immisce dans les livres. Lit et relit. Dans les marges, elle écrit, partout, sans cesse. Se dissimule dans les interstices. Ironie : ses livres sont des Masques. « Avec ces petits signes d’identité (une plume transperce l’orbite d’un masque noir). » A la mort d’Odette, sa fille Geneviève Peigné découvre dans les franges de la collection jaune le « journal trivial, prosaïque, de la douleur et de la maladie. »

Un document brutal. Le corps s’y impose, cru, impuissant, réduit à des fonctions premières. Souffrance des membres, perte de contrôle, dépendance. Des heures passées dans l’attente de son mari, de l’infirmière, de l’autorisation d’aller aux toilettes. Du sommeil qui ne vient pas. Le temps est long quand il se répète sans cesse. Dans les livres d’Odette, les notes ne dépassent pas la page 120. En une journée, elle ne lit pas plus loin. La nuit, elle oublie ; le matin elle recommence, à zéro. Ouvre le livre à la première page. Rajoute une couche, sans se rappeler celle de la veille. Les couleurs changent. Elle perd souvent ses stylos, Geneviève lui en apporte. Ne sait pas encore ce qu’Odette écrit, ne se penche pas par-dessus l’épaule. Le plus souvent, Odette semble absente, plongée dans une torpeur paisible. Le monde lui échappe.

« Avoir perdu le sens du mot jouissif et échouer à le retrouver dans les pages du Petit Larousse de la maison.
Il y a pire dans la vie.
Mais pas tellement.
 »

Le livre est court, intense. Une centaine de pages, une vingtaine de fac-similés, reproduits par Le Nouvel Attila. De nombreuses voix. Qui s’emmêlent, résonnent, se brouillent, refusent de s’estomper : du blanc, le texte se détache. Sabon Next, Fedra Mono. Les lettres sortent des pages, tranchent, débordent, piquent à vif. L’Interlocutrice est une rencontre. Entre les lignes, Imogène, Odette, Geneviève, se croisent, s’interpellent, se répondent. Dialogues à sens unique. Imogène est de papier et Odette est morte. Seule reste Geneviève, et l’ellipse. Par contraste avec les livres annotés, ici le vide s’invite. Il emplit les pages et les non-dits. Comme si, une fois encore, la mère allait emplir l’espace laissé vierge. Un jeu d’échos, de miroirs, et peut-être une invitation au lecteur.

« Un dictionnaire de situations aléatoires ? Tu n’en raconterais plus l’histoire. Soudée à l’exigence du livre qui est de se faire entendre, tu cherches ce qui s’adresse à toi.
C’est peu et c’est bien peu. »

L’Interlocutrice offre un accès rare à l’intériorité de celle qui est fermée. Celle qui ne répond pas aux questions, sans doute par peur d’être jugée ou brutalisée. Celle dont le langage est devenu stéréotype, dont l’expression a fondu, réduite à un vocabulaire en flaque, fiasco des mots pauvres, des phrases rabâchées. A celle qui ne s’exprime pas, les livres prêtent leur voix. « — Il est mort ? — Non, mais, mails il n’en vaut guère mieux… » Odette ne dit pas, elle souligne. Elle s’adosse sur les livres, et dans son écriture en creux, sa fille la cherche.

Aujourd’hui Geneviève rature un calepin. « Mots inscrits dans tous les sens ». J’ai le même sur mon bureau. Rendez-vous, listes, mémos, soulignés, entourés, rayés. La mémoire est soulagée des détails inutiles, on ne l’encombre pas. Faire faire place nette, laisser de l’espace à la pensée. Serait-ce la résolution de L’Interlocutrice ? « Est-ce cela pour elle ? Oublier la cystite, le mal aux deux pieds aux deux yeux au derrière. L’écran noir. Elle l’écrit là pour l’oublier ? » La graphie malhabile qui ressasse, qui s’enchevêtre en fin de chapitre, interroge. L’on voudrait comprendre, trouver un sens à cette litanie de plaintes, cette énumération des maux.

« Il n’y a guère de mouvement dans la pensée ? Il y en a beaucoup dans la manière dont les mots sont jetés. »

La relation d’Odette et Geneviève, que l’on devine complexe, est éludée. L’on ne saura que les longs silences de la mère. L’acte de lire, peut-être, était le seul partagé. L’ancienne institutrice a enseigné la lecture à sa fille, lui a offert certains livres pour les fêtes, d’autres comme récompenses. L’a encouragée à écrire, des récits pour enfants. Mais Geneviève n’a pas emprunté la voie conseillée. Encore un silence. Même dans la lecture, elles ne se rejoignent pas. « Peut-être que ces romans policiers sont intéressants ? Ne même pas avoir pensé à intégralement les lire… » L’écriture d’Odette devient alors retrouvailles post-mortem. Faire de sa mère un écrivain. Partager avec elle la lutte pour trouver les mots, écrire à l’écoute, chercher la justesse, et face à la douleur purifier l’écriture. Offrir sa mère au public, non comme une malade, mais comme une autrice, et ne pas se sentir dépossédée. Il a fallu 12 ans à Geneviève Peigné pour réussir à livrer L’Interlocutrice. L’on sent que chaque page a été écrite par touches légères, pour ne pas trop en faire. Coups de pinceau délicats, qui effleurent et troublent la surface. Et qui touchent, immensément.

L'interlocutrice - Geneviève Peigné - Le Nouvel Attila 150x214

Le Nouvel Attila

120 p.

Lou.

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