L’équipe d’Un dernier livre avant la fin du monde tient à remercier Michèle Guillemont pour sa disponibilité et la rapidité de sa traduction.
1) Bonjour Guillermo Saccomanno, pour ceux et celles qui n’ont lu aucun de vos livres, pouvez-vous nous parler un peu de vous et nous présenter « Basse Saison » ?
Basse Saison est un roman que j’ai écrit au jour le jour durant sept années, à raison d’une feuille A4 quotidienne. C’est cette unité que je m’étais fixée, et je ne devais pas la dépasser. Car dans le même temps, j’écrivais d’autres romans et nouvelles. Basse Saison naît de l’observation de la réalité d’une ville qui vit du tourisme hors période touristique. Des intrigues, des rumeurs, les magouilles des pouvoirs locaux et leurs répercussions sur les histoires individuelles. À sa manière, ce roman tend à être une fresque sociale, mais aussi une somme de voix narratives, de tons, d’inflexions et de registres de toutes sortes.
2) Comment est né ce roman, quel fut l’idée de démarrage et surtout combien de temps a-t-il fallu pour l’achever ?
Ce roman a surgi à partir d’un fait qui a bouleversé la ville de Villa Gesell : la dénonciation de onze cas d’abus sexuel dans la maternelle d’un établissement religieux. C’est à partir de cette affaire que j’ai commencé à établir un lien entre l’individu et le social. La littérature s’intéresse toujours aux destins individuels, ceux qui composent le tissu social. J’ai commencé par mettre en relation ce fait avec d’autres faits. Et alors s’est mise à fonctionner l’équation de base du système capitaliste : sexe-argent-pouvoir, cette triade qui compose le pouvoir politique et le pouvoir policier, avec la délinquance à leur service. On tombe alors sur cette conscience paranoïaque d’une communauté, qui se mord la queue. Recueillir des éléments d’information, collecter des histoires, les digérer, leur trouver une voix, tout cela, comme je le disais, m’a pris sept ans.
3) Villa Gesell est, indirectement le personnage principal de l’histoire, pourquoi cette ville ? Quel attachement portez-vous à ce lieu ?
J’ai fait moi-même le choix de m’installer dans cette ville sur la côte atlantique il y a presque trente ans. À l’époque, j’avais l’idée d’y trouver le refuge idéal pour l’écrivain : la mer, le paysage, le bois. Au fil du temps, j’ai remarqué que cette communauté avait des comportements propres, dus à différentes immigrations, depuis la première, l’Allemande, suivie de l’Espagnole, de l’Italienne, et enfin la migration intérieure, la « créole », venue des diverses provinces argentines. Un ami écrivain m’a dit un jour que tout lieu est un territoire à conquérir. C’est vrai : cette conquête, en l’occurrence celle d’un écrivain, se réalise par un certain investissement vis-à-vis des habitants, par l’observation et la prise de notes. Depuis que je suis arrivé à Villa Gesell, celle-ci apparaît toujours dans mes récits d’une manière ou d’une autre. Dès que tu as des amis enterrés dans le cimetière d’un patelin, celui-ci devient ton chez-toi dans ce monde.
4) Une sensation d’irréalité parcourt tout le texte, les mots se jouent assez souvent du lecteur ; on pourrait assimiler Basse Saison à un simple exercice littéraire au premier abord, mais une ambiance et un rythme dans votre texte nous attachent à ce lieu, et très vite une histoire se profile, à travers cette alternance de chroniques, au début de manière sous-jacente puis de plus en plus concrètement par la suite. Est-ce le fruit du hasard ou dès le début vous souhaitiez que le lecteur fasse d’abord attention à la forme avant le fond ?
Il me semble que les deux niveaux fonctionnent ensemble, la forme et le fond. La relation est dialectique. Pour ce roman, j’ai pris en compte certains modèles, Winesburg, Ohio de Sherwood Anderson, la Yoknapatawpha de Faulner, 1275 âmes de Jim Thompson. J’ai été attentif aux façons de s’exprimer, de raconter une histoire, de rapporter une rumeur. Une même anecdote n’est pas racontée de la même manière par un manœuvre, par un indien, par un employé de banque ou par un avocat. Chaque niveau social a ses manières, son accent. Et ces particularités sont celles qui m’ont amené à un certain jeu polyphonique. Notre métier, celui de narrer, consiste à écouter – ce qui n’oblige pas à verser dans le tableau de mœurs ou dans le pittoresque.
5) Quelle est la part de vérité dans tout ce que l’on peut lire dans Basse Saison ? On ressent une certaine réalité durant le récit, un certain vécu.
La vérité de la fiction dépasse bien souvent la réalité. À partir de faits divers que j’ai transformés en fiction, j’ai tissé une trame. Ces faits sont devenus une histoire, et celle-ci s’est parfois accomplie par la suite dans la réalité. Comme le disaient les Anciens : le verbe génère l’acte. A plusieurs reprises, j’ai pu voir des situations issues de ma fiction se réaliser.
6) Pouvez-vous nous parler un peu plus de Dante ? Outre la référence à Dante Alighieri, comment vous est venu ce personnage en particulier ?
À l’évidence, le nom de Dante est un hommage.
Un proverbe très courant en Argentine dit : « Plus le village est petit, plus l’enfer est grand. » Dante est un témoin. Il est un regard mais aussi la compassion. Son Virgile est un chauffeur de véhicule de location. En tant que journaliste local, il dispose de toute l’information, il a accès à tous les secrets, à tout ce que chacun sait que mais personne ne veut avouer. La quête de Dante n’est pas très différente de celle de saint Jean de la Croix, celle de « la lumière dans la nuit obscure de l’âme ».
7) J’aimerais revenir un peu sur votre parcours d’écrivain, comment vous est venue l’envie d’écrire et quels sont les auteurs qui vous ont marqué et influencé ?
Comme bien d’autres, mon premier livre a été un recueil de poèmes. Dès que j’ai compris que la poésie m’était inaccessible, je me suis mis à écrire des nouvelles. J’ai écrit des scénarios de bandes dessinées, ce qui tient aussi au contexte de l’époque, la dictature militaire. La bande dessinée n’était pas un genre très contrôlé, ce qui permettait de travailler plus librement que dans le journalisme narratif ou la fiction tout court. C’est au retour de la démocratie que j’ai commencé à publier des romans.
Enfant, je lisais Zola et Maupassant – très présents dans la bibliothèque prolétaire de mon père –, et aussi les écrivains russes : Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov. Plus tard, adolescent, beaucoup de littérature nord-américaine, les hard boiled, mais aussi Hemingway, Scott, Caldwell. Flaubert et Camus étaient essentiels également. Tout comme les doppo guerra italiens : Vittorini, Pavese, Moravia. Mais d’autres voix aussi me passionnaient : Thomas Bernhard, Marguerite Duras. Tout lister serait difficile. Au fil du temps, mes goûts ont varié bien sûr, mais tout tourne surtout autour des grands narrateurs. Même si, ces dernières années, j’ai surtout lu des œuvres poétiques et philosophiques, en particulier Kierkegaard et Nietzche. Actuellement, j’écris sur des textes de poésie contemporaine dans le supplément culturel du journal Página/ 12.
8) Vous avez travaillé un temps dans l’univers de la bande dessinée, est-ce terminé ou peut-on espérer vous revoir en tant que scénariste dans cet univers ?
Je ne me suis pas complètement éloigné de la bande dessinée. De temps à autre, j’écris un scénario. C’est le genre où je me suis aguerri, où je me suis formé, et je lui dois énormément. Parfois, lorsque j’écris un roman ou une nouvelle et que je suis coincé, j’imagine ce que je ferais pour un scénario de bande dessinée.
9) Pour finir, quel est le top 5 littéraire de Guillermo Saccomanno ?
L’Iliade d’Homère.
Moby Dick, Herman Melville.
Le Bruit et la fureur, Faullkner.
Le Jouet enragé, Roberto Arlt.
Et toujours, Kafka, plus particulièrement son Journal.