Avec un remarquable premier roman, “Les loups à leur porte” paru chez Rivages, qui ne cesse de faire parler de lui, Jérémy Fel a su démontrer un univers riche et intriguant. D’ailleurs nous avons posé quelques questions à ce dernier sur son livre, ses influences et son univers:
1/Bonjour Jeremy, comment est né « Les loups à leur porte » ? Qu’est-ce qui t’a donné l’idée, et surtout l’écriture du roman a demandé combien de temps ?
Je ne suis pas parti d’une idée précise. Au départ il s’agissait de plusieurs histoires courtes, indépendantes, seulement liées entre elles par le fait que leurs personnages se retrouvaient confrontés à une forme de violence, soit la commettant, soit la subissant. Et quand au temps que m’a pris l’écriture, je dirais environ trois ans, ce livre étant passé par de nombreuses phases, certains chapitres m’ayant pris beaucoup de temps ayant au final été écartés.
2/Pourquoi cette idée d’histoire globale partitionnée en nouvelles ? Était-ce la structure qui te convenait le plus, ou un choix délibéré ?
Ce qui est étrange c’est que moi-même je lis très peu de nouvelles. Parallèlement à ce que je pensais être mon premier roman, (et qui du coup sera le deuxième à paraitre), j’ai écrit des nouvelles pour m’exercer et faire découvrir mon univers par différentes portes d’entrée. Puis l’idée m’est venue de les assembler, de tracer des liens entre elles, de complexifier la narration, d’envisager cela comme un roman avec une réelle unité, une vraie progression dramatique, tout en gardant aussi ce côté “hybride”. En un sens j’aurais aimé que le lecteur pense de prime abord avoir affaire à un recueil de nouvelles et se rende peu à peu compte des liens qui s’y forment, sans que cela devienne non plus systématique.
3/Dans ton écriture on ressent une grosse influence américaine, quels auteurs ont marqué Jérémy Fel lecteur puis influencé l’écrivain ?
Tout d’abord des écrivains comme Burroughs, K.Dick ou Salinger au lycée. Puis j’ai enchaîné avec des auteurs comme Michael Cunningham, John Irving, William T.Vollmann, Cormac MacCarthy… En ce qui concerne mes influences je perçois bien sûr celles de Stephen King, Peter Straub et Clive Barker notamment, pour leurs univers noirs et torturés ; de Joyce Carol Oates pour son rapport à la violence, à la façon dont ses personnages y sont confrontés ; de Laura Kasischke pour son inquiétante étrangeté… Je n’ai pas cherché à masquer mes influences, je pense que c’est tout à fait normal qu’on les ressente dans un premier roman. De manière générale la littérature américaine m’inspire beaucoup plus que la littérature française contemporaine, tout simplement parce qu’en tant que lecteur je trouve chez de nombreux auteurs américains ce que j’aime retrouver dans un roman.
4/ pareil dans cette même logique, le rythme et les descriptions sont très cinématographiques, y a-t-il des films ou des réalisateurs qui t’ont inspiré pour l’écriture des « Loups à leur porte » ?
Les films de David Lynch en premier lieu, pour cette façon de rendre les frontières entre rêves et réalité de plus en plus poreuses, mais aussi d’autres cinéastes obsessionnels et maniéristes comme Brian de Palma, Lars Von Trier, ou Nicolas Winding Refn. Mon écriture, que l’on qualifie souvent de cinématographique, vient aussi du fait que chaque scène écrite dans “Les loups à leur porte” a d’abord été visualisée, comme un film justement. Le but ensuite a été de tenter de retranscrire le plus fidèlement possible ces images mentales par des mots. J’aimerais qu’on lise mes livres de la même manière qu’on regarde un film ou qu’on écoute de la musique : de manière directe, physique.
5/ Parlons un peu du personnage le plus récurrent et inquiétant, Walter ! Il est un peu l’incarnation du mal la plus prégnante dans tous tes textes. Là où dans les autres nouvelles la violence n’a pas de visage et est plus circonstancielle, Walter l’incarne, la vit et l’assume totalement. Etait-ce pour toi essentiel de donner un visage au mal ? Ou alors ce personnage t’a servi de bouc émissaire pour assouvir tout ce que tu voulais écrire de plus sombre ?
Walter est effectivement pour moi l’incarnation du mal absolu, un personnage complètement irrécupérable, conscient du moindre de ses actes et détruisant les vies de tous ceux qui ont le malheur de se mettre sur sa route, et ce non sans une certaine délectation. C’est lui le véritable croque-mitaine, figure bien connues des enfants désobéissants, et qui est évoquée quelques dizaines de pages plus tôt…
La violence est présente de différentes façons dans ce livre et c’est par Walter qu’elle s’incarne le plus frontalement, le plus froidement. Je voulais dès le départ créer un vrai personnage de méchant, dont l’ombre planerait sur les autres protagonistes du début à la fin. Les autres loups du livre sont des variations sur Walter, qui est volontairement un personnage “over the top” mais en qui certains lecteurs (et cela m’amuse assez) arrivent parfois à trouver une certaine humanité. Peut être est-il pour moi un moyen d’extérioriser une violence contenue, je ne sais pas, Céline disait qu’écrire c’était “mettre ses tripes sur la table et regarder ce que cela donne”. J’ai écris un livre sur le mal, sur la violence, sur la façon dont les deux se propagent, il fallait à mon sens qu’un de ses personnages principaux les incarne de la façon la plus absolue.
6/ D’ailleurs Walter n’est-il pas un peu ton hommage à Dick Laurent dans Lost highway ? On ressent cette même tension dans la nouvelle qui lui est dédiée que dans la scène de strip-tease de Patricia Arquette devant Dick Laurent dans le film de David Lynch. Cette même violence sourde, prête à sauter à la gorge à tout moment.
Je n’y avais jamais pensé mais c’est vrai qu’on peut déceler une filiation. Lost Highway est un de mes films cultes, et Walter et Dick Laurent partagent notamment cette soif de pouvoir sur les autres, particulièrement sur les femmes. Pour rester chez Lynch, certains lecteurs ont aussi comparés Walter à Franck Booth, le personnage que joue Dennis Hopper dans Blue Velvet, ce n’est sûrement pas un hasard, Lynch, comme Cormac Mac Carthy par exemple, a créé des personnages de méchants inoubliables. Quoi qu’il en soit, ce chapitre est clairement une tentative de créer chez le lecteur une tension qui s’amplifie peu à peu, dans un cadre pourtant banal. On sent que cela va exploser, mais ni quand, ni de quelle façon. C’est une violence qui peut se rapprocher de celle d’un film comme Funny Games, et je dois dire que ce chapitre a été un des plus intéressants et intenses à écrire.
7/A travers les treize portraits que tu écris, en filigrane nous assistons par à-coup à la vie de Walter, du moins sa trajectoire chaotique. Etait-ce pour toi un moyen de souligner que la violence accompagne l’histoire de l’humanité ? Quelque soient les vies ou les choix de vie, l’Homme a sa part de violence ?
La vie de Walter n’est pas présentée de façon linéaire en effet, mais par bribes. Walter est partout, de façon plus ou moins directe, se propageant entre les pages comme un virus. Pour moi la violence est inhérente à l’homme, qui est le plus grand prédateur qui soit, cela se vérifie à chaque minute, cette violence s’exprimant de multiples façons, malgré l’effort de nos sociétés pour la contenir. En tant qu’être humain je me sens proche de chacun de mes personnages, qui ne sont rien d’autre que d’autres êtres humains, quoi qu’on puisse en dire. Aucun des grands “monstres” qu’a connus l’histoire n’est aussi éloigné de nous que nous le voudrions…
8/ On ressent une certaine vision esthétique de la violence et de l’effroi dans tes histoires. Les symboliques sont souvent très présentes, par exemple la peur qui rode sous le lit ou dans le placard, la peur du monde de la nuit etc… Tes descriptions me font plus penser à du Kubrick ou du Argento que du Romero. As-tu porté un soin particulier au passage les plus sombres et violents ?
Je joue beaucoup sur les symboles, les motifs visuels. J’aime évoquer les peurs primaires, les peurs de l’enfance, car elles parlent à chacun de nous, de façons assez viscérale. Kubrick et Argento sont de grands formalistes, beaucoup plus, à mon sens, que Romero, et la comparaison me fais rougir ! Quand j’écris, les scènes me viennent en tête de façon assez cadrée, j’essaie ensuite de les retranscrire le plus fidèlement possible par les mots. En ce qui concerne les passages les plus violents, j’y ai porté un soin particulier car il faut savoir doser, ne pas tomber dans la surenchère ou le ridicule. Si ces passages s’avéraient ratés, le roman ne pourrait plus tenir debout.
9/ Ton écriture est très directe et mise sur l’ambiance et la mise en scène, comme nous disions plus tôt elle est très cinématographique. Il me semble que tu souhaitais rentrer au Femis il y a quelques années. Est-ce que tu penses écrire des scénarios à coté de tes romans ?
J’ai déjà dit que j’aimerais qu’on lise mon roman comme on regarde un film ou qu’on écoute de la musique, de façon directe, physique. Je travaille mon écriture dans ce sens, une écriture que j’ai voulue sobre, fluide et imagée, qui attrape le lecteur pour ne plus le relâcher, le faisant passer par des émotions très différentes. Pour la Fémis, c’était en projet car je pensais que les images que j’avais en tête devaient s’incarner par des images cinématographiques, mais c’est en passant furtivement derrière la caméra que je me suis rendu compte que seuls les mots pouvaient les faire naître.
Pour ce qui est de l’écriture de scénarios je ne sais pas. Si un projet m’intéresse assez je pourrais me laisser tenter, juste pour l’exercice, mais ce serait toujours en périphérie de l’écriture de mes prochains romans.
10/ Un autre aspect de Jérémy Fel, il me semble que la musique est importante pour toi. Intervient-elle dans le processus créatif ? par exemple pour l’écriture de certaines scènes, t’es-tu inspiré d’un morceau en particulier afin de te mettre dans l’ambiance ?
Effectivement la musique en général est assez présente dans ce roman, et j’ai pris beaucoup de plaisir à y insérer certains morceaux importants pour moi, et qui le deviennent ensuite pour les personnages. En général, j’arrive mieux à me concentrer en écoutant de la musique que dans le silence, parfois cette même musique m’inspire le rythme des scènes, certaines ambiances. Pour ce roman j’ai beaucoup écouté des groupes comme Tool, The Smiths, Cocteau Twins, Sonic Youth, ou un compositeur comme Max Richter… Et quand il m’arrivait de citer un morceau en particulier, je l’écoutais pendant l’écriture du passage en question, bien entendu.
11/ D’ailleurs, selon toi, quelle pourrait être la playlist de ton roman ?
Tout d’abord des morceaux présents dans le livre : Gimme Shelter, des Stones ; Don’t Fear The Reaper, de Blue Oyster Cult ; There Is a Light That Never Goes Out, des Smiths ; Heaven or Las Vegas, des Cocteau Twins ; mais aussi Bela Lugosi’s Dead de Bauhaus, Love Will Tear Us Apart de Joy Division ; 10 000 days (Wings 2) de Tool ; ou Video Games de Lana Del Rey…
12/ As-tu commencé un nouveau roman ? Peux-tu nous en toucher quelques mots ?
Je suis en pleine écriture de mon deuxième roman en effet, qui sera bien plus long que “Les loups” et en amplifiera les thèmes. Ce sera aussi un roman choral, dans le sens où on suivra une même histoire vue de quatre points de vue différents. Et je dirais même très différents. L’histoire se passera de nos jours au Kansas, à l’endroit même où, trente six ans plus tôt, un adolescent du nom de Daryl Greer a fait flamber ses propres parents dans leur maison…
13/ Pour finir cette interview sur une note plus légère, quels sont tes derniers coups de cœur en littérature, musique et cinéma ?
En littérature, je suis en train de lire un space opéra fabuleux : L’étoile de Pandore de Peter F. Hamilton, dans la lignée des Cantos d’Hypérion de Dan Simmons. Hamilton est un inventeur de mondes assez extraordinaire, et ce cycle est puissamment addictif…
En musique, le dernier Sufjan Stevens ne me quitte pas depuis le début de l’année, et je suis toujours sous le charme de Joanna Newsom, dont le dernier album, Divers, est peut être le accessible. Cette fille est une magicienne, la digne héritière de Kate Bush, même si c’est devenu un lieu commun de faire cette parenté.
Quand au rayon cinéma, je citerais Requiem pour un massacre, vu l’hiver dernier, mais dont le souvenir est, là aussi, toujours très prégnant. Aucun autre film ne m’a fait cette impression depuis, et je pense que ça sera le cas pendant encore longtemps… Sinon, dans un autre genre et même si ce n’est pas à proprement parler du “cinéma” (encore que…), la fabuleuse série Sense8 des frères Wachoswki.