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Lou – Les livres, l’univers et le reste

S’il est difficile de résumer quelques années de lecture en dix livres, au moins peut-on en extraire certains, qui hors des classiques que tout le monde connaît ou de la flamme des nouveautés (le lecteur est phalène), ont su attiser la curiosité, déplacer le regard, interroger sur l’acte d’écrire ou sur ce que l’on connaît de soi, ou tout simplement procurer un plaisir immense en construisant autour de nous une bulle merveilleuse le temps de leur lecture.

Voici donc ceux que j’ai choisis de partager avec vous, une liste forcément trop courte et heureusement subjective !

Athos le forestier, Maria Stefanopoulou

Athos le forestier, Maria Stefanopoulou (Cambourakis)
Traduit du grec par René Bouchet

« Dans ma région, sur les hautes montagnes d’Evrytanie, on dit que la parole humaine de l’oiseau est la voix du mort à qui on fait du bien. »

Alors que la Grèce, déchirée par la guerre civile, a transformé les héros de la résistance communiste en perdants à fusiller, Athos le forestier, seul survivant d’un massacre de villageois commis par les nazis en représailles de l’exécution de prisonniers de guerre allemands par la résistance, s’est réfugié dans le mutisme au cœur des forêts montagneuses du Péloponnèse. Génération après génération, sa femme et ses descendantes gravissent les pentes qui mènent à sa cabane et rejoignent le corps vivant de la forêt. Leurs voix qui se succèdent, lourdes de blessures et ressentiments, emmêlent le fil de l’histoire et font naître le doute : peut-on se fier au récit ? Que signifie survivre ? Un très beau roman qui soulève l’épineuse question de la culpabilité, des crimes et des sacrifices en temps de guerre, porté par une langue puissante dans laquelle vibrent les échos de la littérature antique.

Le général de l'armée morte, Ismail KadaréLe Général de l’armée morte, Ismail Kadaré (LGF)
Traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni

« Au fond de ces abîmes, sur ces versants abrupts gisait sous la pluie l’armée qu’il venait déterrer. À présent qu’il voyait pour la première fois cette terre étrangère, il éprouvait avec beaucoup plus d’acuité la crainte qu’éveillait en lui depuis plusieurs mois le sentiment d’irréalité qui s’attachait à sa mission. L’armée était là, en bas, hors du temps, figée, calcifiée, recouverte de terre. »

Dans les années soixante,  un général italien se voit confier la mission d’aller en Albanie déterrer et rapatrier les os des soldats fascistes morts pendant la Seconde Guerre mondiale, enterrés à la va-vite par leurs camarades et disséminés dans les montagnes sans véritable sépulture. Accompagné par un prêtre colonel et une escorte d’ouvriers albanais, il ne cesse de croiser un général allemand qui cherche les dépouilles de ses propres compatriotes. Dans un paysage hostile transformé en huis clos par la dictature,  l’atmosphère est déliquescente, la pluie incessante, les monts maudits et la tâche sans fin. Les morts ne sont pas toujours ni où ni qui ils devraient être, et le général sombre peu à peu dans une déréliction proche de la folie.

Mais leurs yeux dardaient sur dieu, Zora Neale Hurston, Sika FakambiMais leurs yeux dardaient sur Dieu, Zora Neale Hurston (Zulma)
Traduit de l’américain par Sika Fakambi

« Donc au commencement il y avait une femme et cette femme revenait d’enterrer les morts. Pas les morts malades et agonisants entourés d’amis à leur chevet et leurs pieds. Elle revenait des boursouflés et des détrempés ; les morts soudains, aux yeux grands ouverts, rendant jugement. »

Janie, jeune femme noire de la Floride des années vingt, après des années d’absence, revient en ville dans le bruit claquant des rumeurs et confie son chemin à Phoeby : du jardin de sa grand-mère à Eatonville, première ville afro-américaine, jusqu’au bayou et aux ouragans, trois mariages, trois jalons dans sa quête de liberté et d’émancipation, et le retour ce soir, seule. La langue ardente de Zora Neale Hurston, où l’oralité incroyable des dialogues contrastes avec la poésie de la narration, est d’une virtuosité que porte haut la traduction de Sika Fakambi. Mais leurs yeux dardaient sur Dieu est un grand roman féministe, qui aborde aussi bien le racisme que la violence de certains hommes, est salué comme un classique outre-Atlantique depuis sa parution il y a 80 ans, et ceux qui ont lu Sula de Toni Morrison comprendront l’influence de Zora Neale Hurston sur la grande autrice américaine.

Le pont sur la Drina, Ivo AndricLe pont sur la Drina, Ivo Andrić (LGF)
Traduit du serbo-croate par Pascale Delpech

« Le pont dressait sa silhouette, comme condamné, mais intact et entier, entre deux mondes en guerre. »

Rédigé par un auteur confiné  trois ans dans un petit appartement de Belgrade lors de la Seconde Guerre Mondiale, Le pont sur la Drina est une fresque bouillonnante de vie.  Andrić déploie, autour du pont Mehmed Pacha Sokolović qui enjambe la Drina à Višegrad en Bosnie,  l’histoire de cette petite ville située aux confluents de tous les remous de l’histoire yougoslave et européenne. De la construction du pont par un vizir ottoman la fin du XVIe siècle aux premiers jours de la Première Guerre mondiale, l’on s’attache à une galerie cocasse et dramatique de familles que l’on suit de générations en générations, serbes, bosniaques et juifs, dont la vie s’organise autour du pont, que tous traversent chaque jour, sur lequel on apprend à marcher, on se rencontre, on joue aux cartes, on se marie et on parle politique. Une leçon d’histoire magistrale.

Aquero, Marie CosnauAquerò, Marie Cosnay (L’Ogre)

« Moineau parmi les moineaux et fille parmi les filles. Je devenais l’une ou l’autre, au choix, camarade de Bernadette ou Bernadette elle-même. Toutes poucettes perdues entre canal et Gave. »

Intime et onirique, Aquerò est certainement l’un des plus beaux texte de Marie Cosnay, autrice prolifique à la langue magique qui se déploie en ellipse, qui cherche toujours à dire juste et dit par touches. Prenant pour sujet la petite Bernadette Soubirous de Lourdes, à qui l’on fera dire qu’elle à vu la vierge, Aquerò est un livre sur les grottes, les petites filles qui voient et que l’on fait taire et les mots qu’on leur dicte, un livre où l’on est fragiles comme des moineaux, où l’on saute la rivière, un livre sur l’extase des femmes et les miracles qui vont jusqu’au bout, où ce sont les hommes qui choisissent ce qui est vrai, qui est sainte et qui est folle, qui placent les mots dans les bouches des filles. C’est l’histoire d’une femme qui se perd dans une grotte, d’une petite fille qui voit quelque chose de blanc et d’une adolescente fiévreuse à l’infirmerie du collège. Rêves, visions, tout se mélange, l’on est emportée, chavirée.

La tombe du tisserand, Seumas O'KellyLa tombe du tisserand, Seumas O’Kelly (Le Nouvel Attila)
Traduit de l’anglais (Irlande) par Christiame Joseph-Trividic et Jean-Claude Loreau. Avec 10 gravures de Frédéric Coché.

« Qui aurait pu dire l’âge de Cloon na Morav ? L’esprit ne pouvait que sombrer dans les abîmes de la mythologie, barboter dans les radotages du paganisme moribond ou dans les balbutiements du christianisme. […] Point de sentier en ce lieu. Point de plan, de carte ou de registre ; et si l’un ou l’autre avait jamais existé, il avait été perdu. »

Dans un village reculé d’Irlande, aux prémices du XXe siècle, s’étend un cimetière ancien : Cloon na Morav, le Champ des Morts. Seuls deux hommes y ont encore une place réservée : le tisserand, qui vient de mourir, et le tonnelier qui agonise. Après eux, le cimetière sera englouti par les herbes folles. Les beaux jumeaux fossoyeurs et la jeune veuve du tisserand attendent que deux vieillards leur indiquent l’emplacement de la tombe du tisserand, mais impossible pour les vénérables de se mettre d’accord. Et puis il faut bien faire durer le plaisir de cette dispute sénile, l’occasion où jamais de prouver sa sagacité, son autorité archaïque, bon pied bon œil. Les vieux se chamaillent, la veuve regarde les jumeaux, et la tombe reste  introuvable. Un roman court et savoureux, plein d’humour, d’absurde et de grotesque à la lecture duquel on prendra un plaisir chaque fois renouvelé, redoublé par la parution récente de Miracle du thé du même auteur, toujours au Nouvel Attila.

Tout ce que j'aimais, Siri HustvedtTout ce que j’aimais, Siri Hustvedt (Actes Sud)
Traduit de l’américain par Christine Le Bœuf

« Un flot de vive lumière entrait dans la pièce de ce côté, illuminant son visage et son torse. Sa main droite reposait sur son mont de Vénus et, en m’approchant, je vis qu’elle tenait dans cette main un petit taxi – une version miniature de l’omniprésent taxi jaune qui circule dans les rues de New York. Il me fallut une minute environ pour comprendre qu’il y avait en fait trois personnes dans le tableau. »

Un roman sur l’art et la représentation, la paternité, le deuil et l’amitié. A New York, deux couples se rencontrent et lient leurs vies, dont les trajectoires s’entremêlent et se percutent. Le narrateur, historien de l’art, explore et analyse l’œuvre de son ami : l’on retiendra les longues visites dans ses créations, qui de tableaux deviennent boîtes que l’on scrute presque en voyeur, alors que la femme du peintre étudie les hystériques de Charcot et les troubles alimentaires. Siri Hustvedt créé et détaille avec minutie, de véritables œuvres dans l’œuvre, et comme toujours campe ses personnages avec une précision et une justesse foudroyantes.  Elle nous offre une littérature de l’intime, qui cherche dans l’étude de caractère une vérité particulière, avec cette obsession pour ce que l’art dérange, pour le rêve, pour certaines formes de déviances et de folie, que l’on retrouve tout au long de son œuvre.

Jusqu'à la bête, Timothée DemeillersJusqu’à la bête, Timothée Demeillers (Asphalte)

« L’odeur a fait son apparition. L’odeur est remontée à la surface. Le sang. L’odeur du sang. De la bête morte. De la carcasse. Soudainement. Sur le moindre morceau de sa peau. Et puis la panique m’a pris. J’enlace une carcasse. J’enlace une carcasse. La montée violente de la panique. De l’angoisse. Des visions de carcasses plein les yeux. »

Depuis sa cellule, un ancien ouvrier d’abattoir raconte : l’usine, la chaîne, le mépris des collègue, les blagues vulgaire, les coups du père, le frère qui a toujours été là, Laëtitia l’amoureuse. La prison – vingt ans, ça fait cinq de plus qu’à bosser dans les frigos. Il parle du sang qui coule à flots et le nôtre se glace, des crises d’angoisses et de la scie électrique, des crochets, du rail. L’usine, c’est la petite fierté de pouvoir se payer sa propre voiture pour y aller, ce sont les chefaillons, les humiliations quotidiennes, la retraite comme seule ligne de mire, même quand tu as vingt ans. On tue à la chaîne, on découpe, le rythme ne ralentit jamais, on a dû raconter à celui qui l’a remplacé l’histoire du « boucher », celui qui a pété un câble. Vacarme de l’usine, vacarme de la prison, même quand tu n’as rien, tu peux toujours tout perdre. Jusqu’à la bête est un excellent roman social, noir à souhait, qui te passe un peu le goût de la viande et des patrons.

L'odeur du chlore, Irma PelatanL’odeur du chlore, Irma Pelatan (La Contre Allée)

« J’ai beaucoup nagé dans mon enfance, tu sais, car le sport nous tenait lieu de culture, de loisir, de valeur, de lien ; tout ça, qui peinait à se dire autrement dans la famille, se sortait par le corps, par un corps tenu, une vraie culture du corps, affreusement mécaniste, ce corps de l’effort. »

Ici, la natation est l’obsession familiale et l’héroïne passe une grande partie de son enfance et de son adolescence dans la piscine Le Corbusier de Firminy-Vert, où l’on se coupe les pieds sur le carrelage, une “machine à habiter” faite pour un corps parfait qui n’existe pas, qui voudrait établir une norme du corps, alors que celui-ci “échappe” et “déborde”. Il est peut-être difficile de parler de L’odeur du chlore quand, comme c’est le cas pour moi, ce culte familial du sport résonne tant, et que l’on a grandi dans une famille d’architecte. C’est peut-être trop toucher à l’intime que de l’évoquer, mais sûrement est-ce aussi l’idée qui sous-tend l’écriture d’Irma Pelatan : dire le corps, le corps contraint qui se voudrait libre, mais qui est soumis ; dire l’architecture qui doit modeler l’homme ; dire l’eau qui peut porter et envelopper.  L’odeur du chlore est un texte puissant, de ceux que l’on oublie pas.

 

L'Enfant de poussière, Patrick DewdneyL’enfant de poussière, Patrick K. Dewdney (Au Diable Vauvert)

« Ailleurs en moi, sous l’usure des coups, le monde se tordait, comme un serpent à l’agonie, mais à cet endroit confus où siégeaient les dieux et les esprits, un nouvel ordre prenait le pouvoir. Je nourrissais obstinément mon incroyance, insultant à mi-voix mes anciennes superstitions et cela restait libératoire malgré les bleus et la rage. Si je pouvais insulter un dieu, alors qu’avais-je à craindre d’un homme ? »

Le meilleur roman de fantasy que j’ai lu ces dernières années : on l’ouvre, et puis quand on le referme, il s’est passé 48 h, on n’a rien mangé, on n’a pas dormi et on attend avec impatience le deuxième tome, puis le troisième. Roman d’apprentissage, qui suit les mésaventures du jeune Syffe, un orphelin qui passe d’un modèle paternel à un autre, déçu ou trahi par les hommes qui le prennent sous leurs ailes, et qui va être mêlé aux événements politiques d’un royaume qui s’effondre, L’enfant de poussière reprend les codes du genre en évitant les écueils. L’on y appréciera la grande attention portée aux descriptions de la nature et à la façon de vivre avec la forêt, le souffle de l’aventure ou affleure une pensée sociale et politique construite, le brio d’une écriture intelligente et sensible.

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