Contrairement à celle de ses contemporains hommes, la voix de Luisa Carnés est restée longtemps dans l’ombre. Cette journaliste et autrice autodidacte est née dans une famille pauvre et a dû commencer à travailler très jeune. Elle s’est notamment engagée pour le Parti communiste et a été exilée au Mexique, où elle finira sa vie.
Sa condition de femme, ajoutée à celle d’ouvrière et à ses idées politiques, a participé à son oubli malheureux dans la période d’avant-guerre.
Tea Rooms, écrit en 1934, est aussi bien une fiction qu’un roman témoin de sa propre expérience d’employée et de femme précaire. Il s’agit également d’un constat historique sur l’Espagne prolétaire de cette époque, où les luttes ouvrières grondent et où le Front populaire n’existe pas encore.
” Dans les pays capitalistes, et en particulier en Espagne, il existe un dilemme, un dilemme difficile à résoudre : choisir le foyer, par l’intermédiaire du mariage, ou l’usine, l’atelier et le bureau. L’obligation de contribuer à vie au plaisir de l’autre, ou la soumission absolue au patron ou au supérieur immédiat. D’une façon ou d’une autre, l’humiliation, la soumission au mari ou au maître spoliateur.
Est-ce que cela ne revient pas exactement au même ? “
Comme des centaines d’autres femmes et hommes, Mathilde bat le pavé madrilène des années trente à la recherche d’un emploi. Ses vêtements élimés et son ventre creux lui rappellent à tel point il est vital de décrocher un poste, pour sa survie comme pour celle de sa famille. Mais dans les files de postulantes, il y a tellement d’autres filles plus belles et mieux apprêtées qu’elle, des qui « présentent mieux »… Après un énième refus, elle décroche finalement un poste dans un salon de thé de renom, véritable miniaturisation de la société capitaliste. En effet, ici c’est comme partout : il y a l’échelle sociale et ses barreaux d’injustices humaines, le gouffre entre les prolétaires et les bourgeois·es… Le tout sous fond de porcelaine et d’effluves de gâteaux rances.
Dehors, dans les rues, une colère bouillonne : celle des laissé·es pour compte, des crèvent la faim, des victimes de la crise économique. Les employé·es ont le choix : soit ils et elles restent à leurs postes et serrent les dents, soit ils et elles prennent part à cette lutte pour leurs droits et perdent leur précaire (mais précieux) emploi.
Luisa Carnés brosse le portait de différentes femmes, chacune ayant un rôle bien précis dans ce théâtre qu’est leur lieu de travail. Mathilde est pour l’émancipation et l’indépendance féminine, ne souhaitant pas se marier ni s’encombrer d’un homme sous prétexte d’assurer ses arrières. L’Ogre, sa supérieure, se soucie bien peu des conditions de travail de ses paires et semble même endosser avec plaisir un rôle tyrannique. D’autres encore sont rongées par l’ignorance ou encore plongées dans la religion. Mais au final, même une bonne situation ne les protège pas de l’étau du patriarcat, comme le démontrera le sort de la filleule du patron.
” Mathilde écoute sans intervenir. Bien sûr. L’exploité possède un ventre et aussi, en plus, un corps susceptible d’avoir froid et d’avoir chaud, et qu’il est nécessaire de couvrir, selon ses moyens économiques. Et quand on n’a pas de moyen, on cherche la manière d’en obtenir, de quelque façon que ce soit.
Les propriétaires de commerces devraient tout faire, et ce dans leur propre intérêt, pour que le ventre de leurs vendeuses soit toujours plein et leurs pieds bien chaussés. ”
Dans Tea Rooms, les tensions sont partout : À la maison, où la pauvreté grignote tout. Dans le pays, où des mouvements se soulèvent. Au travail, où les inégalités règnent et où personne n’est à l’abri du licenciement (sans parler des conditions mêmes : dix heures de labeur pour une poignée de pesetas). De toute part, on s’applique à rappeler aux plus démuni·es à quel point ils et elles n’ont pas accès à la dignité et à la tranquillité.
L’autrice y traite donc des violences ordinaires, égrenées par petites touches insidieuses. Le salon de thé est le parfait microcosme des inégalités engendrées par les rouages du capitalisme : les mieux loti·es viennent s’y prélasser et se faire servir par des petites mains anonymes.
Ainsi, la pauvreté affamée côtoie quotidiennement l’opulence et l’insouciance des ventres pleins, tandis que les supérieur·es préfèrent jeter les restes ou les laisser aux souris.
Ouvrage sociologique mordant et intraitable, Tea Rooms décrit une exploitation toujours courante et même banalisée. Bien qu’écrit il y a presque cent ans, la précarité, et les injustices qui y sont narrées par Luisa Carnés sont toutes aussi cuisantes de nos jours. Un roman toujours très actuel, porté par une écriture moderne et engagée.
“Ces proverbe lui ont appris qu’elle ne possédait rien d’autre sur terre que ses larmes, et c’est pourquoi elle en verse sans compter.”
Éditions La contre allée
Traduit de l’espagnole par Michelle Ortuno
254 pages
Caroline