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Lyonel Trouillot – Kannjawou

“Un pays occupé est une terre sans ciel et sans ligne d’horizon où il est faux de croire que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir”

Quel idéal peut-on oser espérer ? Quel projet peut-on s’autoriser à formuler ? De quoi peut-on rêver ? quand d’autres que nous tiennent les cartes de notre avenir entre leurs mains. Quand on vit sous occupation militaire et humanitaire depuis des décennies. Quand on est désinvesti de son propre destin.

“Ce n’est jamais ceux qui n’ont rien qui veulent tout, tout de suite. Mais ceux qui ont un peu. Un peu beaucoup. Déjà beaucoup. Déjà beaucoup trop. Ceux qui savent déjà ce que c’est qu’avoir. Un peu de biens. Un peu de pouvoir. Un peu beaucoup de biens. Un peu beaucoup de pouvoir.”

Kannjawou est un texte fort et pertinent à travers lequel Lyonel Trouillot se fait l’écho d’un peuple qui, sous le contrôle de la communauté internationale, est pris dans les filets d’enjeux politiques et économiques qui ne lui appartiennent pas. Il dit la violence sociale, les désillusions quotidiennes et l’impuissance, qu’elle soit résignée ou rageuse.

“Au nom de ce vieil idéal d’un pays à faire. (…) Au nom de l’immense kannjawou dont nous avons rêvé. Quand il n’y aura plus de véhicules blindés stationnés dans nos rues. Plus de soldats aux uniformes inconnus à faire parade dans nos rues. (…) Quand aucun expert ne viendra nous dicter nos chemins comme si nos vies étaient des fautes d’orthographe. Oui, mon frère, pète-lui, pète-leur la gueule. Au nom de tout cela. Au nom du roman de nos vies qu’on pourrait mieux écrire.”

Rue de l’Enterrement, dans un quartier pauvre d’Haïti, les cortèges défilent régulièrement en direction du cimetière, où les vivants côtoient les morts de jour comme de nuit. Au “Kannjawou”, bar d’un quartier résidentiel, se sont les “enfants de bourgeois” et les représentants d’organismes internationaux qui défilent pour boire, danser et oublier la misère d’un peuple désœuvré.

Sur son bout de trottoir, rue de l’Enterrement, ou sur le muret devant le “Kannjawou”, le narrateur regarde les autres vivre. Il observe, commente, raconte ce que d’autres s’obstinent à ne pas voir. Les étrangers de passage comme la population locale. Les inconnus comme ses amis d’enfance.

Avec Wodné, aveuglé par sa soif de révolte, Joëlle, tiraillée par ses sentiments, Sophonie, guidée par la nécessité, et Popol, aussi discret qu’efficace, ils formaient la bande des cinq. Mais le passage à l’âge adulte et la situation politique du pays semblent avoir brisé les espoirs communs qui les reliaient enfants. La réalité a pris le dessus sur les rêves comme le présent a pris le pas sur le passé. Tel un aveu d’impuissance difficile à accepter, la rudesse du quotidien est là, entre eux, et chacun doit se débrouiller avec.

Aujourd’hui c’est aux côtés de man Jeanne, la doyenne du quartier, et du “petit professeur”, qui vient de “l’autre moitié de la ville”, que le narrateur tente de comprendre les “itinéraires imprévus que suivent les pas des hommes”.

Il y a ceux pour qui Haïti n’est qu’une étape dans une carrière, une expérience de vie et ceux pour qui ce pays est un éternel espoir avorté, ceux que leurs pas ramènent toujours au même endroit. Les premiers vivent avec un futur dans les yeux, un ailleurs, un champ de tous les possibles ouvert devant eux. Chose que seuls les “bien-nés” peuvent s’offrir, argent et diplôme en poche. Car pour une grande partie des Haïtiens, il n’y a que le passé et le présent qui s’offrent à eux. Ceux-là ne s’abîment même plus les yeux sur des horizons qui n’existent pas.

Certains s’occupent l’esprit avec d’improbables révolutions, mais la plupart se préoccupent avant tout de survivre, et c’est déjà beaucoup quand on n’a rien. Ni biens, ni pouvoir. Seulement des bouches à nourrir, des morts à enterrer, une humanité à préserver. Et ça, man Jeanne, qui n’en est pas à sa première Occupation, y veille, en paroles comme en actes.

Heureusement pour le narrateur, il y a aussi les livres du “petit professeur”. Il s’en nourrit pour tromper la faim et voir des issues là où il n’y a que des culs-de-sac. Il lit pour tenter de déchiffrer la réalité du monde, la nature profonde des hommes et faire tomber le vernis des apparences, en confondant les personnages des romans avec ceux qu’il côtoie parce que “nous sommes tous dans les livres, comme les preuves que les personnages qu’on y trouve existent vraiment”.

“Je vois Hans et Vladimir enseigner aux soldats que c’est mieux de faire des ronds dans l’eau, de jouer à la toupie que de débarquer chez les autres avec des bombes et des fusils. Leur dire : si tu veux être brave, viens. Suis-moi. Je t’emmène au milieu du vent”

Kannjawou Lyonel Trouillot - Copie

éd. Actes Sud, 2016
193 pages

Pauline

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Chroniqueuse

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