Suzy Storck est cette femme épuisée que la société refuse de voir. C’est une mère épuisée, une épouse épuisée, une femme au foyer épuisée. Elle est même la fille épuisée d’une mère qui l’accable.
Dans cette pièce de théâtre de Magali Mougel, l’action se déroule sur quelques heures, pendant une chaude soirée d’été. Suzy prend enfin une pause pour faire le point sur sa vie. Il y a tous les choix qu’on a faits à sa place, sans lui demander son avis, tout ce qui s’est mis en place malgré elle pour aboutir à cette journée caniculaire du 17 juin.
CHŒUR : Suzy est seule. Et tout lui revient. Comme on exhume un corps. Comme on déterre une histoire.
Il est d’abord question de l’épuisement de Suzy en tant que mère. Alors qu’elle se consacre exclusivement au bien-être de la famille, que cette situation lui a été imposée et qu’elle cherche à se confier à son mari, ce dernier ne veut rien entendre. Pour Hans Vassili Kreuz, en effet, elle a de la chance. Après tout, elle reste à la maison avec les enfants à ne pas faire grand-chose pendant que lui se crève au travail. Le gouffre entre eux est infranchissable, depuis leur rencontre même, à l’usine où ils travaillaient tous les deux.
Quand celle ci a fermé, Suzy s’est reconvertie dans une activité de couturière à domicile, pas un vrai travail selon Hans Vassili, à peine une occupation. Il lui a demandé de vraiment trouver du travail et elle s’est exécutée. Elle a donc tout fait pour décrocher un emploi, ce que Hans Vassili lui a finalement reproché, arguant qu’il était temps pour elle de faire des enfants. Elle qui n’en voulait pourtant pas, mais dont la parole est toujours ignorée.
HANS VASSILI KREUZ : Suzy physiologiquement ton organisme veut des enfants. On veut tous des enfants.
Ballottée en fonction des désirs de son mari, de sa mère, de toute une organisation sociale immuable en réalité, Suzy n’a jamais rien décidé pour elle-même et elle n’en peut plus.
SUZY STORCK : Ce que je pense de ce que je suis n’a pas d’importance. Ce que je voudrais penser de moi n’a pas d’importance. Ce que je voudrais du monde n’a pas d’importance.
Quelques années plus tard, elle a trois enfants qu’elle n’a pas voulu et subit la maternité comme elle subit son mariage. L’aîné s’appelle Loïc, les autres ne seront jamais nommés. Elle pense encore à ce travail qu’elle n’aurait jamais dû refuser, il y a déjà sept ans. Elle tente une fois de plus de dire son désarroi mais Hans Vassili la traite de folle. La propre vie de Suzy ne lui appartient pas, son corps même ne lui appartient plus tant il est conditionné aux tâches domestiques et au « devoir conjugal ».
SUZY STORCK : Je me lève le matin. Pas parce que le sommeil a été suffisant. Pas parce que mes yeux se sont ouverts d’eux-mêmes. Pas parce que mon corps est impatient de se déplier. Pas parce que l’envie me prend de me lever. Je me lève le matin. Et je fais tout ce qu’il y a à faire pour que tout puisse fonctionner. Que chacun ait ses repères.
A travers cette pièce, Magali Mougel donne voix à celles qui sont habituellement ignorées. Ces femmes coincées malgré elles dans le rôle que la société leur assigne. Bonne épouse, bonne mère, bonne maîtresse de maison. L’autrice s’attaque avec force à des sujets encore tus et largement inexplorés tels que le viol conjugal, l’épuisement maternel, le non désir d’enfant et le fait de ne pas aimer ses enfants. Elle dénonce bien-sûr le fait que nous préférons ne pas entendre ces femmes.
Lorsque la mère de Suzy rend visite à la famille, le tableau qu’elle a sous les yeux est manifestement sordide. Les deux aînés des enfants jouent à la guerre et à la chasse avec une carabine à plombs. La grand-mère les trouve beaux, puisqu’ils ressemblent à leur père… Alors que Suzy tente d’expliquer à quel point sa fatigue l’accable, le bébé hurle. Elle pense arrêter de l’allaiter, tant ses seins sont crevassés et douloureux. Sa mère lui demande de prendre sur elle, son mari crie et l’insulte. Aucun des deux n’ira chercher le nourrisson qui continue de hurler, préférant culpabiliser Suzy de ne pas remplir correctement ce qu’ils estiment être son seul rôle. Dans cette scène glaçante de chaos, la mère de Suzy verra pourtant ce qu’elle appelle « la maison du bonheur ». Qui ne rêverait pas d’avoir une maison, un mari et trois enfants ?
Magali Mougel met également l’accent sur le fait que la situation de Suzy n’est pas une exception ni l’apanage d’une population en marge.
CHŒUR : […] On pense que c’est une catégorie d’individus en sous-nombre et que par conséquent ce qui concerne cette catégorie de crétins et de bouseux ne nous regarde pas.
Le texte souligne également à quel point cette vision des femmes, assignées naturellement à un rôle dégradant, est encore bien d’actualité. Suzy Storck est une pièce dense et resserrée. Ce sont quelques heures dans les pensées de Suzy, un constat amer sur sa vie, et pour la lectrice ou le lecteur, celle de tant de femmes.
Plus largement, l’oeuvre dramaturgique de Magali Mougel, dans son ensemble, est jalonnée de cris d’alarme tel que Suzy Storck. Dans Erwin Motors, le personnage de Cécile Volanges, ouvrière de nuit, est elle aussi confrontée à la totale incompréhension de son mari. La pièce mettait également en lumière le problème de l’aliénation au travail. Enfin, le recueil Guérillères ordinaires regroupe, quant à lui, trois monologues de femmes amenées à réagir à une situation qui leur est imposée par des normes sociétales délétères. Toutes devront riposter avec une violence à la hauteur de ce qu’elles ont dû subir.
Publié en septembre 2013 par les Editions espaces 34
69 pages
amélie