Tout faire pour se faire virer : c’est le pari insensé qu’a relevé Manon Delatre à la suite d’un burn-out. Un texte suivi d’un second témoignage sur la précarité et les rythmes effrénés des équipes techniques dans le milieu du cinéma. Deux récits coups de poing, qui questionnent non seulement notre rapport au travail mais aussi la définition même de notre identité.
Le débat agite la communauté philosophique depuis la nuit des temps, ou du moins depuis aussi longtemps que l’homme entreprend de transformer la nature pour l’adapter efficacement à ses besoins. La réflexion s’est ainsi toujours attachée à interroger aussi bien la dimension humanisante du travail comme expression de la culture que sa dimension aliénante. C’est en effet d’une malédiction qu’il serait né, puisqu’il s’agit de la punition infligée par Dieu à Adam à la suite du pêché originel.
Cette punition, Manon Delatre l’a incarnée au point de s’en rendre malade. Employée dans un cinéma d’art et d’essai, elle est d’abord passionnée par ce qu’elle fait : il faut dire que ses horaires lui permettent de disposer d’un temps libre non négligeable, et donc finalement de ne pas se sentir aliénée par la nécessité malgré son implication et ses responsabilités croissantes. Pour un temps du moins, car un jour l’épuisement surgit sans crier garde.
“Quand j’y pense aujourd’hui, je me dis combien est immense et fort inimaginable l’espace à parcourir entre le premier désir conscient de départ et le moment où, effectivement, sont brisés les solides barreaux du taf, du job, du boulot. Ceux contre lesquels on s’est cogné tant de fois avant de les voir, puis de savoir comment les tordre, et finalement les contourner en une ultime pirouette. Le boulot. Celui que l’on nomme, que l’on décrit maladroitement quand la question “et toi, tu fais quoi ?” fait sa traditionnelle entrée en scène.
Un espace à pourvoir donc.
Obligatoire.”
Quand sa direction refuse sa proposition de rupture conventionnelle, Manon entre dans une véritable spirale infernale, qui aboutira à la situation la plus absurde qu’on puisse imaginer dans ce contexte. Celui d’aller au travail mais de ne rien faire, dans un seul et unique objectif : se faire virer.
Ce récit ne s’embarrasse de milliers de pages pour décrire avec justesse les mécanismes du burn-out. L’autrice croque en quelques mots bien sentis une détresse que nous sommes chaque jour plus nombreux à ressentir dans un monde bousculé par le capitalisme et en perte totale de sens. Cette question du “faire” se déploie ainsi dans une efficacité narrative qui tient de l’exploit. Manon Delatre remet en cause la vision ontologique selon laquelle le travail est l’essence de l’homme pour rappeler que l’être humain est pourvu de nombreux autres attributs pour le définir, dont aucun ne devrait être supérieur aux autres.
Finalement, elle nous montre que nous sommes avant tout des êtres de langage : c’est davantage par la parole que par l’inaction qu’elle parviendra à sortir de cette paralysie et de sa dépression. Et par la parole encore qu’elle pourra trouver aussi bien sa voie que sa voix.
Se faire virer est suivi d’un autre court récit, Camera obscura, sur le travail au sein d’une équipe caméra sur les plateaux de cinéma et les dessous du septième art, lequel, si on en croit l’essayiste, n’accorde qu’un respect très relatif au bien-être et à la santé mentale de ses collaborateurs, techniques en tout cas. La piqûre de rappel ne concerne pourtant pas que le monde de l’art, et chacun saura retrouver un peu d’un malaise sociétal qu’il serait sans doute temps d’adresser sérieusement au-delà de l’effet de mode.
Certes on pourra s’attaquer aux raisons de la dépression de l’autrice et en questionner la validité. Mais on pourra aussi sans jugement s’approprier cette approche de déconstruction pour revoir notre rapport à notre activité professionnelle et tenter de se définir autrement que par le travail et par le “faire”.
A lire ostensiblement à la pause café en attendant les prochaines vacances d’été.
Editions du commun
96 pages
Faustine