Rosa est une jeune fille un brin nunuche, dont l’absence de goût vestimentaire n’a d’égale que son absence de goût littéraire. Attifée d’un manteau vert criard (assorti à ses ongles), elle arpente les quais du port d’une ville provinciale de Russie, avec à la main son exemplaire préféré d’Angélique : Angélique et le nouveau monde, ce qui fera dire à l’un des personnages :
Quelle saleté de petit bouquin dégueulasse ! Non, mais vous imaginez, Éléna Serguéievna, ce n’est même pas du Fenimore Cooper !
Si elle se trouve sur ces quais, c’est parce qu’elle y travaille. Au bureau SSE/2 précisément, et ce dans l’espoir d’obtenir à terme une place en faculté de langues étrangères. Dans la Russie de la fin des années 70 il en est ainsi. Pour espérer un poste, une place à l’université, de l’avancement ou une aide dans n’importe quel autre aspect de la vie professionnelle, il faut l’aval d’un supérieur, l’aide d’un haut-placé, bref : du piston.
C’est dans cette optique qu’elle prend ce poste de secrétaire-traductrice, recommandée par un ami de la famille : Lev Sémionovitch. Elle arrive donc comme une fleur dans un bureau obscur du Centre d’Assainissement et d’Epidémiologie du port, au sein d’une équipe composée d’une assistante sorcière à ses heures, d’une chef acariâtre et d’un jeune homme au charme et à l’humour étranges.
Rosa, qui n’est pas plus observatrice qu’elle n’est motivée par son travail ne saisit pas une seconde le rôle ni les implications du bureau SSE/2 et commence à se plonger dans des rapports aussi longs que fastidieux sur les différentes cargaisons des bateaux arrivants. Mais elle finit tout de même par se poser quelques questions quand elle réalise qu’elle est suivie le soir en ville, et que cela a peut-être un rapport avec les va-et-vient incessants de ses collègues et les deux morts sauvagement mutilés découverts par la police.
De l’autre côté du petit bureau, dans une pièce réservée à la chef de service, Éléna Serguéievna Petrichtchenko, c’est le branle-bas de combat. Vassili et sa supérieure doivent faire face à une situation d’une exceptionnelle gravité. Car la véritable mission du SSE/2 c’est empêcher l’introduction sur le territoire russe de certains « parasites », des créatures démoniaques, et le cas échéant les poursuivre et les détruire. Or, les voilà qui se retrouvent avec deux morts suspectes sur les bras, et un démon surpuissant à pourchasser. Démon qui, pour une raison inconnue, semble particulièrement s’intéresser à Rosa…
Jonglant entre ses problèmes personnels (une fille à l’adolescence particulièrement difficile et une mère sénile) et la situation de crise du bureau, Éléna Serguéievna espère trouver de l’aide auprès de sa hiérarchie. Hiérarchie qui l’abandonne lâchement à son sort, lui promettant des sanctions exemplaires si elle ne règle pas la situation, tout en ne lui fournissant aucune aide pour ce faire. Leur seule obsession : que le problème soit réglé avant l’organisation des Jeux Olympiques qui approchent.
Et c’est bien là, derrière les irruptions du fantastique et les aventures rocambolesques, que réside le propos de Maria Galina. Face à une société nécrosée dans laquelle la disette fait rage, rongée par la promiscuité et la pauvreté, dirigée par une administration embourbée dans ses propres exigences absurdes, des hommes et des femmes se trouvent dans des situations intenables et tentent vaille que vaille de mener leur barque.
Pour ceux qui suivent le sens de la marche ce sont des calculs sans fin, des bassesses et des compromissions devant celui qui observe depuis l’échelon supérieur, un avilissement permanent, à l’image de Lev Sémionovitch et de l’emprise qu’a sur lui son directeur de thèse. Une petitesse de l’esprit qui contamine tous les aspects de la société, même mythologiques :
Il n’y a plus de grands sorciers, de nos jours. Il y en a eu, mais c’est fini. Un grand sorcier a un grand esprit protecteur. Mais aujourd’hui, tous les esprits son petits. Par conséquent, les sorciers aussi sont petits.
Seul Vassili, électron libre difficilement contrôlable, semble s’affranchir de ces jeux politiques, puisqu’il a renoncé à tout espoir d’avancement et envisage juste de quitter la région. Maria Galina use d’une écriture sans complaisance pour ses personnages. Elle aime aller titiller les défauts les plus ridicules et montrer les découragements les plus profonds, les rendant ainsi attachants, faillibles, humains.
Face aux difficultés sociales et hiérarchiques, certains personnages n’hésitent pas à se tourner vers l’ésotérisme, quand les autres sont engagés dans une lutte contre des entités mythologiques. Les démons eux-mêmes sont le produit d’un inconscient collectif malade et celui qui sévit se repaît des difficultés générales provoquées par les différentes pénuries, de la frustration des gens et de leurs angoisses.
Ce que je te demande, c’est : pourquoi faudrait-il avoir pitié des gens ? Tout ce qu’ils font, ils le font eux-mêmes. Et à eux-mêmes. Ce sont les gens qui fabriquent leurs dieux, ainsi que leurs ennemis. Ce sont les gens qui font ça, rien que les gens et personne d’autre.
Dans ce marasme un personnage se débat avec l’énergie du désespoir : Éléna Serguéievna. Pendant opposé à Rosa, qui est une jeune fille encore étourdie et terriblement naïve, ses difficultés personnelles et sa lutte pour reprendre le dessus sous-tendent une grande partie de l’intrigue.
Faisant preuve d’un art consommé de la suggestion, de l’ellipse, et surtout du dialogue, Maria Galina nous entraîne donc avec humour dans une sorte de chasse un peu folle, au cours de laquelle le lecteur joue à un jeu de piste avec les personnages comme avec l’auteur.
Le roman et le véritable choc qu’il opère entre mythologie et réalisme, entre un rocambolesque absurde et une forte critique sociale n’est pas sans rappeler un chef d’œuvre de la littérature russe : Le Maître et Marguerite, avec lequel il partage la dérision comme l’étrangeté.
Traduit du russe par Raphaëlle Pache
Agullo Éditions
320 pages