Le petit lièvre coloré tout aussi malicieux qu’apeuré qui apparaît sur la magnifique couverture du livre nous invite à tourner la page pour le suivre dans un récit qu’on imagine chaleureux et confortable. Pourtant, rien de tout cela : le livre s’ouvre sur un réveil brutal et enchaine sur plusieurs tempêtes. Ça tombe bien, un bon livre n’est jamais ni chaleureux ni confortable. Au contraire, il bouscule, bascule, et éblouit. Ce Lièvre d’Amérique réussit son coup, puisqu’on en ressort transporté et transformé, cherchant dans la terre le meilleur endroit pour creuser un terrier.
Ici l’histoire de Diane, à plusieurs moments de sa vie. C’est peu dire qu’elle est perdue et tourmentée. Le roman est le portrait de cette femme dépossédée d’elle-même, au point que son « je » (utilisé pour une partie de l’histoire) a laissé place à une troisième personne sans ponctuation, sans humanité. Le roman entremêle ces trois moments, sans s’occuper de chronologie. L’important est le tourment de son personnage, la disparition de son humanité jusqu’à la (re)découverte de sa nature profonde.
Diane a quinze ans et vit sur une île rarement épargnée par les tempêtes et les marées destructrices. Elle n’a qu’une envie, s’échapper d’ici, rompre avec l’hostilité de cette nature et des éléments. Elle rencontre Eugène, un jeune homme qui vient d’emménager là avec ses parents et qui, curieusement, semble ne pas vouloir partir. Il s’intéresse aux oiseaux en voie de disparition et s’amuse à chasser les lièvres. En achevant un lièvre blessé pour abréger ses souffrances, il récupère une de ses pattes pour en faire un porte bonheur. Ce qui ne sera pas un hasard, au fur et à mesure que le roman joue avec la figure du lièvre, détaillant comme une encyclopédie ses habitudes, ses caractéristiques animales ou son alimentation. Faire un avec la nature, semble-t-il, c’est accepter le côté sauvage qui sommeille en nous, c’est accueillir et faire sortir le lièvre tapi en chacun de nous.
On retrouve cette même Diane quelques années plus tard, enfermée dans un compte à rebours. La dépossession est bien enclenchée car Diane n’est plus ni humaine ni animale, simplement un robot pas loin du burn out. Son unique objectif est de travailler, d’être la meilleure au travail, de travailler encore et d’y retourner le lendemain. Mais elle ne parvient pas à maintenir ce rythme. De plus, un grain de sable terrible vient gripper la machine : une collègue parfaite en tout point. Compétente, souriante, efficace et gentille. Diane s’enfonce alors dans une compétition piteuse et perd pied encore un peu plus.
Enfin, troisième temps de la vie de Diane : les jours qui suivent une opération dont on ne connait aucun détail. Ce que l’on sait, c’est que Diane n’est plus la même. Son sommeil diminue, sa concentration est meilleure, elle fait confiance à ses instincts. Elle sent que quelque chose en elle a pris le dessus sur le peu d’humanité qui lui restait. Quelque chose proche de l’animal. D’ailleurs, voilà qu’elle change physiquement. Ces poils roux et cette chevelure ne sont pas les siens. Il est enfin temps pour elle de retourner à l’état sauvage.
« Elle s’assoit devant son ordinateur et ouvre ses courriels. Déjà cent-vingt-huit non lus ; deux cent vingt-quatre notifications. Et ça la frappe en plein visage. L’humain pourra-t-il survivre à ça encore longtemps ? »
Sur la quatrième de couverture, l’éditeur présente ce livre comme « une fable animalière néolibérale s’adressant à celles et ceux qui se sont égarés. » Les dernières pages du livre donnent leur sens à cette définition, à travers une vieille légende algonquienne. Ce roman réussit pose en effet la question de la dépossession et de l’égarement. Qu’avons-nous perdu en tant qu’être humain dans notre course folle vers la réussite et la productivité ? En plus de notre âme, nous avons perdu ce qui nous relie à la terre, à la nature, aux éléments. Nous leur avons menti, et nous nous sommes mentis. Il est temps de faire demi-tour dès maintenant, ou d’en payer le prix.
Pour aller plus loin, nous avons eu la chance de réaliser un entretien avec l’autrice, Mireille Gagné. Le voici.
Alexandre
Le lièvre d’Amérique
Mireille Gagné
La Peuplade
144 pages