Lorsque l’on parle de manga pour femme, on a la fâcheuse tendance à ne penser qu’aux shōjo et à ses personnages évoluant dans un monde plein de paillettes et de candeur. Pourtant, il faut bien dissocier la catégories des shōjo qui s’adresse aux petites et jeunes filles, de celle des josei qui vise une tranche plus âgée. La principale différence réside dans la manière d’aborder un thème commun: celui de l’amour. Si le premier l’aborde de manière plus édulcoré et romantique, le second en parle crûment et avec fougue. La fougue définie par ailleurs parfaitement le style effréné de Moyoco Anno, mangaka qui a fait de la lutte passionnelle le fil rouge de ses oeuvres.
En effet, Moyoco Anno, auteure et écrivaine japonaise spécialisée dans la mode, traite dans la grande majorité de ses manga de ce sentiment qui rend totalement hystérique et qui coupe de la réalité les Hommes qui en sont victimes. A travers des personnages en grande majeur partie féminins, elle dissèque avec humour et intransigeance l’état d’âme passionnel qui retourne le cerveau des individus. Ses protagonistes ont un fort caractère anticonformiste, une sexualité débridée et affirmée. Ce sont des femmes féminines et féministes à leur manière, qui se démènent contre les dictats sociétaux modernes, tentant de se débarrasser du carcan qui enserre leur condition depuis des siècles.
Moyoco Anno parvient à se renouveler tout en gardant la thématique du sentiment amoureux comme point commun à ses travaux, qu’il s’agisse de one-shot ou de série: en effet, le panel de personnages hauts en couleurs qu’elle s’attribue lui permet de se pencher sur plusieurs facettes à la fois complémentaires et contradictoires du désir.
Avec Sakuran, elle l’aborde autour du statut de courtisane sous l’air d’Edo. Kiyohan, orpheline têtue et intenable trouve refuge dans le quartier des plaisirs Yoshiwara où elle apprend l’art de la séduction et du sexe. Elle gravit rapidement les échelons, non pas uniquement grâce à sa beauté contrairement à ses congénères, mais aussi par son excentricité et son franc-parler. Véritable tête brulée, elle prend le meilleur parti des manigances et de la manipulation sentimentale qui sont monnaies courantes dans son univers de geisha, tente à plusieurs reprises de s’échapper pour recouvrir sa liberté mais sera malgré tout victime de son propre jeu. Elle tombera en effet amoureuse et comprendra les réactions parfois irréfléchies des autres courtisanes face à leurs amants. Pour autant, Kiyohan s’en sortira plus forte et ne se laissera pas envahir par la désolation et les larmes.
Dans Sakuran, Moyoco Anno explore le jeu risqué du chat et de la souris dans un contexte historique et un sens du détail autour des parures et des habits qui révèle sa passion pour le stylisme.
Sakuran, Editions Pika, 300 pages.
A travers Chocola & Vanilla, qui reste encore à ce jour sa série la plus populaire, la mangaka s’adresse à un public résolument plus jeune en plongeant ses protagonistes dans un univers féerique où règnent la magie et la sorcellerie. Chocola Meilleur et Vanilla Mieux sont deux collégiennes inséparables qui doivent montrer leur valeur en accumulant des Cordis, obtenus en éveillant des sentiments de sympathie et d’amour chez autrui. Malgré un synopsis assez basique, l’auteure réalise là un manga shōjo original et plein de fantaisie, peuplé de personnages attachants et hauts en couleur. Les dualités enfer-paradis, timidité-exubérance, amitié-jalousie qu’incarnent les deux fillettes exacerbent leurs différences qui les complètent et donnent une jolie leçon autour de l’acceptation et des préjugés.
Chocola & Vanilla, Editions Kurokawa, 8 tomes.
Happy Mania et Plaire à tout prix sont deux séries qui portent la thématique de l’amour contemporain à son apogée hystérique. Dans Happy Mania on suit le quotidien de Shigéta, jeune vingtenaire à la quête du prince charmant parfait. N’ayant vécu que des relations sans lendemain, elle s’amourache de n’importe quel mec du moment que celui-ci lui montre un peu d’intérêt de quelque manière qu’il soit, y compris lorsqu’il s’agit de dédain. Elle écume Tokyo, espérant tomber sur l’homme de sa vie et fait régulièrement des crises de nerfs suite aux déceptions qu’elle essuie. A l’heure des sites de rencontre, Moyoco Anno évoque la quête d’un être utopique trop souvent dépeint et imposé dans les médias. Cette perfection absolu du garçon beau, gentil, intelligent, attentionné etc, plonge Shigéta et dernière elle beaucoup de filles dans une maniaquerie hystérique qui les font passer à côté du bonheur. De déceptions amoureuses en plans foireux, elle vit, subit et représente l’étalage des hommes et des femmes, le fait de passer d’une personne à la suivante à cause d’un sentiment d’insatisfaction latent qui mène à une fabrique de célibataires désespérés et de vieux garçons et de vieilles filles mécontents.
Plaire à tout prix est l’un des rares manga où Moyoco Anno met en scène un personnage principal masculin: Masao, étudiant un peu à côté de la plaque qui endosse le rôle du type maladroit, pas spécialement beau, qui ne possède pas de caractéristique spéciale. Masao est le prototype lambda que les filles ne remarquent pas, d’après lui du moins. Pour régler cette impopularité et tenter de compenser sa timidité maladive, il décide de s’en remettre aux mains expertes de deux professionnelles du relooking et du regain de confiance en sois et franchit les portes d’un salon de beauté pour hommes. Il tombera sur deux femmes totalement excentriques qui profiteront de sa naïveté pour le manipuler, ce qui enchainera des situations humoristiques totalement décalées et hilarantes.
Moyoco Anno dénonce à travers ce jeune tokyoïte le mal-être que les hommes endurent également à cause des figures lisses et parfaites des idoles et autres stars ainsi que l’impact du culte du corps.
Encore une fois, ce sont les femmes qui mènent malgré tout la danse, menant par le bout du nez un Masao bien trop naïf et gentil; la maniaquerie est de nouveau à son comble, nous entrainant dans une lecture effrénée et drôlissime.
Plaire à tout prix, 7 tomes et Happy Mania, 11 tomes, Editions Pika.
Enfin, In the clothes named fat dénonce la société de consommation dans ses penchants les plus pervers. Noko doit essuyer chaque jours des remarques et des messes-basses au sujet de son surpoids. Elle ferme les yeux, s’estimant tout de même chanceuse puisque malgré ses rondeurs elle a un petit-ami. Mais lorsqu’elle apprend que celui-ci l’a trompe avec un canon de beauté, le peu d’amour propre qui lui reste s’envole. Noko enchaine les régimes, les crises de boulimies et vit un enfer à cause de la pression infecte que lui impose la société et ses standards de beauté impossible à atteindre. Sa perte de poids ne l’a rend pas plus heureuse, au contraire, sa joie de vivre semble fondre en mêmê temps que sa silhouette. Ici Moyoco Anno se montre résolument acide envers les préjugés imposés aux femmes et à l’absence totale d’acceptation de la moindre petite différence. Elle parle du syndrome du mouton, du moule dans lequel chacun se force à rentrer pour ressembler à son voisin. Sa passion pour la mode pointe encore une fois le bout de son nez, cette fois pour critiquer le dictat du mannequina et l’intransigeance obscène de l’Humanité.
In the clothes named fat, Editons Kana, 261 pages.
Dans un univers moderne, Moyoco Anno décortique avec humour et pince-sans-rire les relations chaotiques entre êtres humains. Elle parle de rapports: le rapport à sois-même et celui aux autres, le rapport avec son corps, l’acceptation de sois, le rapport physique et le rapport psychologique entre hommes et femmes. Dépendances, styles de vies et relations imposés par la société et autres mal-être sont exprimés à travers ses mangas et ses personnages qui ne parviennent pas à savourer l’instanté et s’essoufflent à courir après des canons de beautés et des existences parfaite qui n’existent pas.
Elle exerce un coup de poing féministe à sa manière, avec son humour très marqué et son style graphique unique, à la fois brut et à fleur de peau. Ses personnages sont anguleux, longilignes mais aussi sensuels, ils possèdent des traits fins, des nez volontaires et des bouches immenses pour mieux hurler leur mécontentement et tenter de mordre la vie à pleine dents.
Moyoco Anno nous parle de gens dans leur plus simple appareil, n’hésitant pas à les dessiner en plein ébats sexuels, avec leurs maladresses et leurs défauts qui casse les images lisses et insipides renvoyées par les médias. Bref, il s’agit résolument d’une mangaka qui oeuvre autour de la psychologie de l’être humain amoureux.
Caroline