La lecture de Kukum de Michel Jean (paru en début d’année aux éditions Dépaysages) m’avait bouleversée. Dans ce récit très personnel, l’auteur racontait la perte d’un Paradis. En faisant parler sa grand-mère (sa Kukum), il retraçait le destin des Innus, peuple autochtone du Canada du Nord-Est, en harmonie avec la nature et les saisons et de sa communauté qui remontait et descendait la rivière en fonction de l’arrivée de l’hiver ou du printemps. Ce mode de vie nomade – et tout le monde qui en découlait – avait brutalement pris fin lorsque le gouvernement canadien a décidé de parquer les Innus dans des réserves et de couper leur liberté en les rendant dépendants. Kukum racontait ces deux vies, l’idyllique au cœur des bois le long de la rivière, et la sombre, celle de colonisés sans repères.
Shuni, ce merveilleux récit de Naomi Fontaine, s’attarde sur cette seconde partie, la vie des Innus colonisés. La vie de ceux qui vivent de l’autre côté de la barrière (au sens propre) des réserves construites par le gouvernement canadien pour regrouper ces « sauvages » et les empêcher de sortir se mêler aux Blancs. Shuni raconte tellement de choses sur cette vie-là qu’il est difficile de tout lister, mais on en retient ce puissant cri de liberté et de fierté poussé par une femme issue de cette communauté qui a réussi à aller contre toutes les statistiques officielles, ces statistiques qui ne poussent à aucun optimisme, ces statiques qui condamnent les Innus à la pauvreté et à la désolation.
« Nous avons été longtemps analysés, sans que jamais personne ne se donne la peine de tenter de nous connaître.
Julie, je te raconterai tout ce que les chiffres ne disent pas. »
Le livre est construit comme une lettre adressée à une québécoise, Julie – Shuni, selon la prononciation innue – travailleuse sociale qui se rend dans une réserve innue. Naomi Fontaine lui présente ce qu’elle y trouvera, les gens qui l’attendent, et ce qu’elle-même a vécu. Ainsi, elle parle autant d’histoire que de sociologie. Elle parle des chemins propre à la pensée innue et comment ceux-ci ont été créés en fonction du passé. Elle s’attarde sur des concepts difficiles à appréhender pour ceux qui n’ont pas vécu les drames de l’expropriation des terres. C’est un voyage dans une culture différente, une culture ô combien fascinante et précieuse. Une culture qui a été bafouée et qu’on a tenté d’étouffer. A commencer par sa langue. Les enfants innus ont été forcés d’apprendre le français et de renier l’innu-aimun. Comme pour rompre le fil de l’histoire entre les générations.
« J’écris en français parce que c’est la seule langue dans laquelle je sais écrire. Ce n’est pas mon choix de ne pas écrire en innu. Cette décision a été prise bien avant ma naissance. Elle était inscrite dans toutes les mesures assimilatrices que mes grands-parents, parents et moi avons subies. On m’a instruite en français. On m’a fait croire que ma langue était mourante. »
Il y a dans le livre de vibrants rappels à ce qu’est la liberté. La liberté est une notion, pour un Innu, de profondément paradoxal. En les maintenant dans des réserves et en les rendant dépendants, les Innus auraient pu, semble-t-il, oublier ce qu’était la liberté, ce moment où ils pouvaient aller et venir au rythme des saisons dans tout le territoire canadien. Certes, cela les a détruit – les fameuses statistiques sur le nombre de suicides (élevé) et la consommation de drogue et d’alcool (élevée) l’attestent. Mais, paradoxalement, la liberté reste un élément qui définit l’identité innue, tellement qu’elle n’a pas besoin d’être nommée, car elle va de soi.
« Liberté. C’est un mot qui n’existe pourtant pas dans ma langue. La liberté est un concept intrinsèque à tout ce qui existe dans notre vision du monde. Nous sommes issus d’un espace sans clôtures, sans frontières. Des êtres libres dès l’enfance. […] C’est un état qui n’a jamais eu besoin d’être nommé. »
On pourrait relever encore à l’infini tous les éléments qui font de ce texte un témoignage nécessaire qui va au-delà de la littérature et de la poésie, qui va au-delà même de l’histoire d’un peuple ou des autochtones de chaque nation du monde. Ce qui donne toute sa force à ce texte, c’est sa façon de placer l’Homme face à la Vie. Souvent, Naomi Fontaine dit que la vie est un cercle. Elle l’illustre notamment dans sa façon de mettre en correspondance la figure disparue de son père et la présence essentielle de son petit garçon. La vie est un cercle car elle est un éternel recommencement. Les saisons s’en vont et reviennent, la nature s’éveille, grandit et se meurt, avant de s’éveiller à nouveau. Pourquoi la vie humaine serait-elle différente ?
Alexandre
Shuni
Naomi Fontaine
Éditions Mémoire d’encrier
160 pages – 2020