Imaginez quel rapport à la connaissance nous aurions, si nous vivions coupés de la société pendant de longues périodes de temps déterminé ; si nous n’avions accès à ce qui s’est produit dans le monde – aux événements politiques et géopolitiques ou aux avancées technologiques, par exemple – qu’une fois tous les 10 ans. Tous les 100 ans. Ou même un millier d’années. Étendez maintenant ce principe à la communauté de scientifiques de toute une planète, habitant de vastes monastères conçus pour abriter un savoir encyclopédique accumulé depuis des siècles, et consacrant toute leur existence à l’étude.
Bienvenue dans l’univers d’Anatèm. Nous sommes en l’an 3689 après la Reconstitution, dans l’ère praxique.
“Chaque objet que je dépassais – les bibliothèques sculptées, les pierres ajustées pour paver le sol, les encadrements des fenêtres, les pentures en fer forgé des portes et les clous faits un à un qui les fixaient au bois, les chapiteaux des colonnes qui bordaient le cloître, les allées et parterres du jardin lui-même –, tout avait été façonné dans une forme spécifique par des gens ingénieux il y avait de cela bien longtemps. Certaines choses, comme les portes de l’ancienne bibliothèque, avaient consumé les vies entières de ceux qui les avaient réalisées. D’autres donnaient l’impression d’avoir été improvisées en un paresseux après-midi, mais avec une telle sagacité qu’elles avaient ensuite été chéries pendant des centaines ou des milliers d’années. Certaines n’étaient qu’une pure application des principes fondamentaux de la géométrie. D’autres se complaisaient dans de telles intrications qu’elles mettaient au défi de deviner si leur forme obéissait à une règle quelconque. D’autres encore étaient des représentations de personnes qui avaient vécu et pensé des choses intéressantes à une époque ou à une autre – ou, sinon, qui appartenaient aux conditions courantes : déolâtres, physiologues, burgos et pécos. Si on me l’avait demandé, j’eusse peut-être pu expliquer un quart d’entre elles. Un jour viendrait où je saurais les expliquer toutes.”
La planète Arbre est assez semblable à la nôtre, à ceci près que les scientifiques y habitent des « concentes », sortes de monastères bâtis autour de gigantesques horloges conçues pour durer des millénaires. Ils et elles vivent totalement coupés du monde extérieur, à l’exception de 10 jours tous les un, dix, cent ou mille ans, suivant l’ordre auquel ils appartiennent. Leur existence est rythmée par l’horloge, vouée à l’étude des sciences et de la philosophie, au minimum d’activités manuelles nécessaires à leur subsistance, et assujettie à un ensemble de règles appelées Discipline.
Si leur vie ressemble fort à celle d’un ordre monastique, ce ne sont pas des religieux mais bien des savants, des scientifiques ou « avôts » (par opposition à « dévôt ») qui pratiquent, par exemple, une forme de dialogue argumentatif et critique rappelant furieusement les dialogues socratiques.
Nous suivrons fraa Erasmas, un jeune homme de 18 ans qui a vécu la moitié de sa vie dans la math décennarienne, celle qui fonctionne par périodes de 10 ans. L’intrigue commence alors que se prépare justement ce moment d’ouverture à la vie séculière, l’Aperte.
Parallèlement, des observations inhabituelles au télescope retiennent l’attention de son mentor, fraa Orolo. Ils sont l’indice d’événements d’ampleur cosmique, qui vont venir bouleverser l’ordre du monde, et bien sûr, les destinées du jeune fraa Erasmas et ses ami·e·s.
On se lancera ainsi avec lui dans une aventure grandiose, qui mérite bien les 1200 pages des deux tomes qui composent Anatèm. Paru originairement en un seul volume, ce gigantesque roman n’avait jamais encore été traduit en français, depuis sa sortie en 2008 : c’est chose faite, et brillamment, grâce au formidable travail de Jacques Collin.
“J’ouvris les yeux en entendant sonner l’aperte. Du moins, c’est ce que supposèrent mes compagnons de cellule. Il n’y avait aucun moyen de s’en assurer, sauf à écouter attentivement durant plusieurs minutes. La mécanique du beffroi pouvait jouer des airs prédéfinis, par exemple pour sonner les heures. Mais pour annoncer les auctions et autres événements, notre équipe de sonneuses devait désengager le mécanisme et sonner les changements et permutations de tons. Il y avait une structure ou un code en eux – que nous avions appris à comprendre –, censés permettre à des messages d’être transmis à une vaste concente sans que personne extra-muros sût ce qu’il se disait.
Non qu’il y eût quoi que ce fût de secret au sujet de l’aperte. Nous étions le premier jour de 3690, et donc non seulement le portail de jour allait-il s’ouvrir au lever du soleil, mais également le portail unétarien et le décénarien. Tout extra ayant aperçu un calendrier le savait parfaitement, et nous aussi. Mais, pour je ne sais quelle raison, aucun de nous ne sortirait du lit ni ne réagirait tant que nous n’aurions pas entendu la juste séquence sonner au beffroi : une mélodie inversée, renversée, et retournée sur elle-même d’une façon tout à fait particulière.”
On ne va pas se mentir, au début il faut bien s’accrocher : Neal Stephenson nous jette à l’eau, et sans bouée, dans un univers qui nous est à la fois étranger et étrangement familier. Il faut un peu de temps pour se familiariser avec l’univers, et notamment pour s’habituer à un vocabulaire largement composé de mots inventés et de néologismes.
Mais le fait d’aborder le récit depuis l’intérieur d’une concente (l’un des monastères où vivent les avôts) se justifie pleinement : il nous conduira à appréhender le monde séculier d’Arbre, qui ressemble pourtant beaucoup à la civilisation occidentale d’aujourd’hui, avec le décalage propre à la vie de retraite menée par Erasmas et les siens.
“Sconiques : L’un des groupes de théôs de l’ère praxique qui se réunissaient au domicile de dame Baritoe. Ils s’intéressaient aux conséquences du fait que nous ne percevons semble-t-il pas le monde réel directement, mais seulement par l’intermédiaire de nos organes sensoriels.”
Une fois embarqué dans cet univers, on prend un immense plaisir à en découvrir les coutumes, les écoles de pensée, et toutes les spécificités. Certaines théories et concepts proviennent d’ailleurs tout droit de notre histoire scientifique et philosophique, et l’on se plaira à les identifier derrière leurs déclinaisons « arbriennes ». La narration est ainsi émaillée de définitions qui nous permettent de nous repérer dans le jargon mathique.
“Bascule de Gardan : Règle générale stipulant que lorsque l’on compare deux hypothèses, la plus simple des deux l’emporte. Également appelée bascule de saunt Gardan, ou tout simplement la bascule.”
Qui-plus-est, le déphasage entre les avôts est le monde extérieur, les échanges entre les différents personnages au sein même de ce microcosme, sont souvent empreints d’un humour subtil et savoureux : le rire est d’ailleurs sans doute, avant même de saisir intellectuellement ses tenants et aboutissants, la première porte d’entrée que peut emprunter le lecteur pour se faufiler dans cet univers aux abords hermétiques.
En somme, si Anatèm est indéniablement complexe par son univers et son aspect philosophique, l’effort de concentration requis au début du livre est largement (mais alors, largement !) récompensé.
– Quel sens donner à tant d’inquiétude ? » me demanda-t-il, ce qui était typique de l’idée qu’Orolo se faisait d’une réponse.
Je soupirai.
« Décris l’inquiétude, poursuivit-il.
– Quoi ?
– Fais comme si j’étais quelqu’un qui n’a jamais expérimenté l’inquiétude. Je suis abasourdi. Je ne comprends pas. Explique-moi comment je dois faire pour m’inquiéter.
– Eh bien… Je suppose que la première étape est d’envisager une succession d’événements qui peuvent se dérouler dans l’avenir.
– Mais je fais cela tout le temps. Et je ne m’inquiète pas.
– C’est une succession d’événements qui se termine mal.
– Alors tu es inquiet à l’idée qu’un dragon rose va survoler la concente et péter des gaz neurotoxiques sur nous ?
– Non, répondis-je dans un gloussement nerveux.
– Je ne comprends pas, répéta impassiblement Orolo. C’est une succession d’événements qui se termine mal.
– Mais elle n’a pas de sens. Les dragons roses péteurs de gaz neurotoxiques n’existent pas.
– Très bien, dit-il. Alors, un bleu. »
Anatèm est un roman fascinant, dont la dimension proprement science-fictive va monter en puissance au cours de l’histoire et nous amener à des spéculations scientifiques et métaphysiques vertigineuses, provoquant ce que l’on appelle le « sense of wonder », des frissons comme seule l’excellente science-fiction est capable d’en produire. C’est aussi un récit parfaitement maîtrisé, où la tension narrative naît aussi bien d’une découverte intellectuelle que des péripéties et de l’action. Celle-ci ira croissante, pour atteindre un rythme trépidant dans le dernier tiers de l’histoire.
Il est rare d’avoir des lectures aussi réjouissantes qui, tout en proposant un sous-texte philosophique et scientifique riche et érudit, nous donnent en même temps l’impression de renouer avec l’exaltation du jeune lecteur qu’on a pu être enfant, lorsqu’on s’absorbe dans des romans qui nous transportent complètement.
Anatèm, tome 1 et tome 2, Neal Stephenson
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Collin
Paru chez Le Livre de poche en octobre 2021
& chez Albin Michel Imaginaire pour le grand format.
Anne.