Sensible, comme une blessure encore fraîche, comme un quartier stigmatisé. Sensible aussi comme l’écriture de Nedjma Kacimi pour ce premier livre. Paru l’année dernière, il a reçu le Prix Littéraire de la Porte Dorée en 2022.
Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, l’autrice nous interpelle sur le vécu des Algériens en France et des générations suivantes. Fille d’un père algérien et d’une mère française, elle prendra elle même conscience tard des discriminations dont elle est victime. Elle livre ici son histoire et ses réflexions, pour dénoncer avec puissance le racisme, les discriminations et la violence systémiques.
Or l’évidence dont il s’agit ici, c’est le fait indubitablement vrai, qu’une jeunesse d’ici et maintenant peut perdre la vie, pour peu qu’elle porte sur son corps, les traces d’un ailleurs et d’un autrefois.
Sensible est un essai, un recueil de textes entre témoignage, réflexion philosophique, récit historique, sociologie et cri de rage. L’autrice s’adresse à nous sans détour et nous bouscule avec des démonstrations bien ficelées.
Ça commence par la guerre d’Algérie et sa vérité historique laissée encore volontairement floue en France. Question de parti pris. Si douloureuse fut elle, la guerre finie n’a pas pour autant laissé place au soulagement. Depuis les années 60 et aujourd’hui encore, l’après guerre n’en finit plus en réalité. François Mitterrand a refusé la grâce à 45 condamnés à morts pour s’être battus pour l’indépendance. Aujourd’hui encore on exerce sans retenue la violence sur des gamins de quartiers stigmatisés.
Nedjma Kacimi dénonce le racisme d’abord, crasse et bien ancré dans les mentalités. Ce sont parfois des préjugés qui ont tellement circulé qu’ils pourraient s’être étiolés depuis longtemps. Issus de préceptes établis au XIXe siècle, ils sont pourtant encore vivaces. Et si intériorisés qu’ils pourraient même passer inaperçu si l’on n’y prenait pas garde.
L’autrice met ensuite en lumière avec quelle ironie la France s’est jouée des Algériens. D’abord, l « indigène » des colonies s’est vu enrôlé de force dans les contingents français lors des deux premiers conflits mondiaux. Sans reconnaissance, juste de la chair à canon. C’est lui encore que la France va solliciter après 1945, pour reconstruire. Dès lors, installé sur le territoire français, l’ « indigène » devient, sur ses papiers d’identité, « Français musulman ». Malgré tout, il subira le couvre-feu et une répression sanglante pendant qu’en Algérie on se bat pour l’indépendance. Cette dernière enfin acquise, en Algérie on devient de fait Algérien. Pour celui qui est installé en France, ça ne change pas grand-chose, à part l’intitulé « Algérien » sur sa carte d’identité. C’est symbolique et la vie continue. Ou presque.
Ils sont heureux. Ils sont émus. Et ils vont le payer. On les a appelés pour remplacer des bras manquants, prendre en charge les basses besognes. On s’en est accommodé. On les a ignorés. Parqués dans des bidonvilles. Puis la crise pétrolière de 1975 aidant, on se met bientôt à les accuser de voler le travail des Français.
Bientôt, même, on va lui demander de retourner dans son pays. Et d’oublier bien vite qu’au moment où il a tout quitté pour aller travailler là où on avait besoin de lui, l’Algérie n’existait pas. Le pire, c’est que rien n’a changé. C’est qu’aujourd’hui encore on demande à ses enfants, et même ses petits enfants de « retourner dans leur pays ».
Nedjma Kacimi opère ici une mise au point historique et sociologiques puissante. Enfin, sa démonstration n’est jamais linéaire, mais nous convie sur de multiples chemins de réflexion. Porté par une écriture brute et directe, ce livre est une claque salutaire, de celles qui ouvrent les yeux.
Paru aux éditions Cambourakis le 18 août 2021.
Photo de couverture : Cerino.
253 pages
amélie