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Nicolas Jounin – Voyage de classes

20 septembre 2011. Dans un vaste couloir de la mairie du 8e arrondissement de Paris, j’attends. Le couloir fait l’équivalent de trois ou quatre pistes de bowling, mais la moquette rouge au sol, les ciselures dorées, les plafonds ouvragés créent une toute autre ambiance. A un bout, une sorte d’huissier, assis derrière un bureau solitaire, reçoit les visiteurs. Il m’a demandé de patienter, et j’ai donc pris place sur un côté, assis sur une chaise que je qualifie intérieurement de “Louis quelque chose”, faute de mieux. En fait, ce serait plutôt du Napoléon III. Je ressens la nécessité d’être capable de décrire ce décor avec minutie, d’aller au-delà des mots convenus qui me viennent – c’est classe, riche, chargé, baroque, rococo…-, et dont je sens qu’ils sont trop vagues, peut-être même faux, inaptes à décrire une telle pièce et l’effet qu’elle produit.

Sortie en octobre 2016 aux éditions La Découverte, Voyage de classes retrace les péripéties d’un enseignant et de ses étudiant.e.s en sociologie à Paris-8-Saint-Denis dans les quartiers bourgeois du Triangle d’Or. Nicolas Jounin entreprend pendant trois ans une enquête sociologique unique en son genre, renversant la méthode des dominants à l’étude des dominés, usant du gouffre social qui sépare des étudiant.e.s de la banlieue (en majorité des femmes, de 18 à 20 ans, résidant en Seine-Saint-Denis ou le Val d’Oise, majoritairement de parents ouvriers ou employés, rarement blanches, arrivées là pour la plupart par défaut d’orientation) des habitants de l’hyper-centre parisien comme méthode pédagogique. “Pédagogie sadique ?” Si elle peut sembler l’être de prime abord, tant la violence symbolique  qui assaille les étudiant.e.s est forte, elle permet peut-être plus fortement, parce qu’une mise à distance des sentiments d’humiliation et de rabaissement est nécessaire pour conduire l’enquête, l’apprentissage du regard sociologique.

“Je vais étudier les bourgeois du 8e en étant dominée, c’est-à-dire en étant femme, française d’origine algérienne, issue de la classe populaire, mais je vais pouvoir me positionner autrement en tant qu’étudiante en sociologie.”

Le livre se divise en quatre temps, soit quatre étapes de l’apprentissage d’une enquête sociologique : repérage, observation, questionnaire et interview. D’abord, les étudiant.e.s sont invité.e.s à repérer les lieux puis à essayer de pénétrer dans ces cafés, restaurants et boutiques de luxe exotiques qui ne leurs inspirent qu’ “écrasement social”, mise à l’écart. Observer lorsque l’on est soi-même observé parce que l’on exprime un habitus corporel différent, que l’on a pas la bonne couleur de peau, n’est pas chose aisée et les étudiant.e.s se font souvent éconduire. Les notes du professeur qui analyse les extraits des journaux d’enquêtes permettent ainsi d’apprendre non seulement du refus, de sa signification, mais aussi d’ajuster la méthode d’infiltration. Les questionnaires débouchent enfin sur des entretiens. Ces exercices très compliqués mettent sans doute le plus en lumière le sentiment d’humiliation des apprentis-enquêteurs.trices.

Un autre épisode la marque : “Je suis en train d’écrire des notes sur un calepin avec mon stylo et, à un moment donné, M. de Jambizet me fait une remarque : “Faites attention, vous allez mettre du stylo sur le canapé !” et je dirais même qu’il hausse le ton de sa voix. Il me dit ça sur un ton directif et paternaliste : “Vous allez mettre du stylo !” Il suppose à l’avance que je vais forcément le faire, il sous-entend quelque part que je suis maladroite et un peu gauche, et surtout il a peur que je salisse son canapé.” Sarah, dont une partie du corps reposait sur l’accoudoir du fauteuil, se redresse immédiatement. Elle interprète ainsi la sortie de son interlocuteur : “Cela montre que M. de Jambizet me réprimande un peu comme si j’étais un enfant en train de faire une bêtise, il me suggère implicitement de me redresser et de me tenir droite.” De fait, Sarah range son calepin et son stylo ; durant le reste de l’entretien, elle ne quittera plus une posture rigide et inconfortable, le dos droit et une partie de son esprit concentré sur son maintien.

Nicolas Jounin apporte un regard nouveau sur les travaux des deux grands sociologues français de la haute bourgeoisie que sont les Pinçon-Charlot en y associant la méthode dite de l’école de Chicago, à savoir s’appuyer sur la diversité sociale et culturelle des étudiant.e.s pour enrichir le travail de recherche. Carnet de voyage, exotisme, récit de l’introspection d’un professeur sur ses méthodes pédagogique, bribes d’entretiens, Voyage de classes est un manuel de sociologie qui nous fait tomber dans les mêmes pièges que les étudiant.e.s, invite à “une découverte sur soi-même, puisque mieux comprendre le monde, c’est mieux comprendre la place qu’on y occupe.”

A écouter également : le passage de Nicolas Jounin sur France Culture en 2014

 

Sonia

 

VoyageVoyage de classes : des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiersNicolas Jounin, La Découverte, octobre 2016 233 p.

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Un commentaire

  1. UN ouvrage qui se dévore du début à la fin sans un accroc !

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